OURS

All pies are bastards

ACTUPUNCTURE

Raphaël Quenard comédien

- NICOLAS FRESCO / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

1. La marque Hasbro a annoncé le retour des Furby. À qui est-ce que vous allez offrir cette horrible peluche qui se met à parler au milieu de la nuit sans qu'on lui ait rien demandé? À ma femme qui ronfle comme une patate pour lui mettre des petits coups de jus au milieu de la night sans avoir besoin de lever le petit doigt.

2. Lors d'un concert de la chanteuse Pink, à Londres, un fan a jeté les cendres de sa mère sur la scène. Et vous, Raphaël, c'est quoi vos dernières volontés musicales? Être enterré avec une enceinte diffusant les albums que Jul sortira après ma mort.

3. Le Renssealer Polytechnic Institute de New York a poursuivi en justice son concierge qui, en débranchant un congélateur pour stopper ses 'alarmes incessantes', a réduit à néant 20 ans de recherche sur les systèmes de photosynthèse. À sa place, vous auriez offert quoi comme cadeau pour vous faire pardonner? Un selfie bras dessus, bras dessous avec celui qui a sorti le coronavirus du labo de Wuhan.

4. En interview pour Le Code, Christine and the Queens a déclaré se voir 'comme un millefeuille shakespearien'.

Et vous, c'est quoi votre pâtisserie littéraire totem?

Un éclair au chocolat noir pasolinien.

5. Elon Musk et Mark Zuckerberg ont décidé de s'affronter lors d'un combat de MMA à Las Vegas.

C'est donc ça, un concours de bits?

Je dirais plutôt que c'est un combat de cocks.

6. Un détenu d'une prison de l'Isère s'est fait livrer par drone des godemichets personnalisés avec le nom de la directrice de l'établissement pénitentiaire. Et vous, c'est quoi le plus mauvais signal que vous ayez envoyé à votre crush?

M'être fait livrer par drone des godemichets avec le nom de la directrice de mon établissement pénitentiaire.

Voir: Sur la branche, de Marie Garel-Weiss, en salle le 26 juillet, et Cash, disponible sur Netflix

- NICOLAS FRESCO / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

ACTUPUNCTURE

Télex

Live 95.5, la radio de Portland, aux États-Unis, a remplacé à mi-temps son animatrice Ashley Z Elzinga par une version IA de sa propre voix.

…Le Canadien Félix Lengyel, alias xQc, l'un des streamers les plus populaires sur Twitch, passe à la concurrence (Kick) pour un contrat -hors bonus- de 70 millions de dollars sur deux ans.

INTERNETS

Passion Zen

Le 26 juin dernier, les streamers français Maxime Biaggi et Grimkujow remplissaient le Zénith de Paris pour la retransmission en direct de leur émission, Zen, qui fait un carton sur Twitch, YouTube et TikTok. Et qui a réussi le tour de force de devenir une référence pour les 18-30 ans, tout en passant complètement sous les radars des médias traditionnels.

BRICE BOSSAVIE / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Tu en connais beaucoup, des émissions où autant de spectateurs se déplacent en personne? À part Intervilles, hein! À l'ombre d'un arbre, Andréa a le regard de ceux qui vivent un vrai moment de fête. Dans l'allée qui mène au Zénith de Paris, avance un flot continu de jeunes de 18 à 30 ans. Depuis plusieurs années, Andréa travaille dans l'ombre pour cette célébration qui a pour lui des airs de consécration. Le soir, après ses journées de travail, ce chef de projet web de 25 ans originaire de Corse du Sud œuvre comme modérateur de la chaîne Twitch de Maxime Biaggi et Grimkujow, animateurs de l'émission Zen, une sorte de grande kermesse théâtrale qui a lieu un lundi soir sur deux et qui rassemble des dizaines de milliers de spectateurs en direct sur Twitch, plusieurs centaines de milliers en replay sur YouTube, et dont certains extraits dépassent le million de vues sur TikTok.

Un succès qui n'en finit pas d'étonner Andréa. “ J'ai commencé, on n'était que 30 ou 50 personnes. Aujourd'hui, ils ont réussi à faire venir tous ces gens qui ont payé leur place pour les voir en live!” Ce soir, l'émission est donc enregistrée devant un Zénith complet, soit près de 6 000 personnes.

Zen, pour “nez” en verlan, une référence à l'attribut plutôt allongé de Maxime Biaggi, se déroule dans un décor inspiré par les late shows américains. Les deux animateurs y reçoivent un(e) invité(e), souvent issu(e) d'Internet, soumis(e) à une interview qui n'en est pas vraiment une: passées les premières questions, le duo se met à court-circuiter la discussion, enchaînant moments de flottement, situations absurdes et happenings préparés à l'avance, dans une atmosphère à mi-chemin entre La Grosse Émission de Comédie! à la fin des années 1990 et les sketchs des Robins des bois. Quelques jours avant son Zénith, dans les bureaux de Webedia, qui produit Zen, Maxime Biaggi énumère ses influences: “Les Nuls, Éric André, la série The Office.

Et les Robins des bois, il y avait beaucoup d'impro, je trouvais ça incroyable. ” Ils se sont lancés en 2021 sans idée précise, au départ.

“Tout s'est fait de manière improvisée. C'est au bout de plusieurs épisodes qu'on a décidé d'assumer le côté late show avec un invité. ”

Complet en quelques secondes

Retour au Zénith. Une heure avant le début de l'émission du soir, Loan, 22 ans, t-shirt Harry Potter, patiente sur un banc à côté de la salle en compagnie de son pote Arthur.

Il est venu en covoiturage depuis Rennes avec d'autres fans. “J'avais attendu une bonne heure pour avoir mes places, j'étais 12 000e sur la liste d'attente. ” Annoncée seulement un mois plus tôt, l'émission finale de la saison 2 a réussi l'exploit de remplir la salle en à peine quelques secondes.

“On est Beyoncé! commente Grimkujow, hilare. Alors qu'on fait quand même un contenu de niche. ” Zen fait en effet partie d'une catégorie bien à part: celle des sujets que les présentateurs des journaux télé et des matinales radio introduisent en disant: “Vous ne les connaissez pas, mais vos enfants les adorent. ” À l'image de Léa Salamé qui, en recevant le duo sur France Inter le 22 juin dernier, appuiera leur légitimité auprès de ses auditeurs en expliquant que les nombreux stagiaires en régie étaient fans. “J'ai du monde qui connaît l'émission dans mes potes, mais c'est vrai qu'au niveau de mes parents, pas du tout”, constate Arnaud, 22 ans, qui a fait l'aller-retour en voiture depuis la Belgique.

Avec 332 000 abonnés sur YouTube, 150 000 sur TikTok et 160 000 sur Twitter, l'émission a ainsi pu créer son propre écosystème en passant hors des radars médiatiques traditionnels. Andréa, le modérateur, résume: “Lorsqu'une nouvelle émission sort, les gens récupèrent des extraits et les relaient ensuite sur TikTok. Et dès le lendemain, elle est diffusée en entier gratuitement sur YouTube. Plus tu donnes de médias à ton public, plus il va revenir, et plus il va adhérer. ”

Il est 21h15 lorsque les lumières du Zénith de Paris s'éteignent. Biaggi et Grimkujow débarquent sur Crack a Bottle d'Eminem et la salle, chauffée par le rappeur parisien Houdi, cagoule et masque de ski sur la tête, exulte. La suite, qui durera tout de même deux heures 40, verra le youtubeur Squeezie, plus grosse personnalité d'Internet en France avec 18 millions d'abonnés, passer sur le grill du duo et livrer blagues et références plus ou moins obscures à la culture Internet. Sans donner la moindre clé de compréhension, on entend ainsi des clins d'œil à des moments vidéos devenus viraux sur les réseaux: déclarations énigmatiques de Thierry Henry ( “Même le temps n'a pas le temps pour le temps” ), discours mégalos de Kanye West, élucubrations vulgaires de la famille gitane des Lopez largement relayées sur YouTube... “Il y a un côté exclusif dans Zen, il faut avoir les références”, explique ainsi Laly, 18 ans, venue de Perpignan. Loan confirme: “C'est une émission absurde et c'est ce qui me fait marrer. Il y a plein de références de notre génération, avec des choses qu'on connaît et qu'on comprend. ”

“C'est une émission absurde et c'est ce qui me fait marrer. Il y a plein de références de notre génération, avec des choses qu'on connaît et qu'on comprend” Loan, fan venu de Rennes

Sur la scène, entre un happening en scooter et un lip dub de zombies sur un morceau de Tragédie, Maxime Biaggi retrouve brièvement son premier degré: “C'est très symbolique, lance-t-il. Merci de ce soutien. Parce que c'est aussi un moyen pour nous, débilos d'Internet, de montrer que ce qu'on fait est concret et que ça a de l'importance. ” Quelques minutes plus tard, le duo discutera aussi sur scène avec Squeezie d'un certain Thierry Ardisson.

Six ans auparavant, le dinosaure du PAF prenait de haut le youtubeur en direct dans Salut les Terriens! en lui demandant: “Manger des pizzas, c'est devenu un métier?

[...] Est-ce que vous avez essayé de vous filmer en faisant d'autres trucs? Lire, dormir, baiser, ça marche, non?” Lorsque le nom de l'animateur est évoqué, toute la salle se met à le huer. Un moment pas si anodin.

Depuis quelques mois, le monde d'Internet cherche à appuyer sa légitimité en sortant des écrans pour rassembler ses amateurs en “vrai”: en juillet 2022, le talk show Popcorn, diffusé sur Twitch, faisait ainsi se déplacer 5 000 personnes dans le village de Montcuq pour son festival, complet en huit minutes.

En novembre dernier, Amine, personnalité de Twitch, remplissait de son côté le stade Jean-Bouin à Paris pour un match de foot entre streamers, qui dépassera le million de spectateurs en ligne. Quelques semaines auparavant, Squeezie rassemblait 40 000 personnes au Mans pour une course de Formule 4 entre personnalités d'Internet. Un moyen de remercier les followers fidèles, mais aussi de gagner en crédibilité auprès des non-initiés. Malgré ces efforts, la barrière générationnelle reste encore tenace. Laly est montée depuis Perpignan avec un ami électricien, qui a dû poser deux jours de congés. “Quand j'ai expliqué à mes collègues pourquoi je posais mes deux jours, ils ne comprenaient pas. Je leur ai dit: 'C'est une émission sur Twitch qui passe en direct au Zénith de Paris. ' C'était assez bizarre pour eux, qui regardent la télé tout le temps. ” Intervilles ne risque pas d'être détrônée de sitôt. Au moins dans la tête des parents.

BRICE BOSSAVIE / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

INTERNETS

Télex

Dans la vie, on a besoin d'humour, a reconnu l'homme politique français Éric Woerth sur France Info. Le plus gros brochet (1,40 mètre) pris en compétition a été capturé par un pêcheur allemand.

…Trois artistes bien différents exposent actuellement à l'espace culturel du Four Pontet, à Magné.

INTERNETS

Télex

Des chasseurs ont été reconnus coupables de “mise en danger de la vie d'autrui” après avoir poursuivi un cerf dans la gare de Chantilly.

…Toujours dans le coup, caminteresse.fr propose des astuces pour vider son ventre des gaz.

Nadine Kerouredan prend sa retraite. Elle ne sillonnera donc plus les routes au volant de son camion La Galette vitréenne.

NOUVEAU MONDE

La face cachée des émojis

Drapeaux, fruits ou animaux. Depuis quelques années, les pseudos et profils d'utilisateurs de réseaux sociaux se chargent de symboles de plus en plus difficiles à interpréter, censés afficher leurs identités ou opinions. Alors que la journée mondiale des émojis aura lieu le 17 juillet, tentons d'y voir plus clair.

THIBAULT LE BESNE

Maîtresse de conférences en linguistique à l'université de Bourgogne, Célia Schneebeli le constate: l'usage des émojis dans les profils des utilisateurs de réseaux sociaux s'intensifie depuis 2020. Certes, le phénomène n'est pas nouveau, et Pierre Halté, maître de conférences en sciences du langage à l'université Paris Cité, rappelle que “cela existe depuis longtemps sur Internet. Depuis les blogs dans les années 2005-2010, les utilisateurs détournent des images” . Toujours est-il que la tendance va en s'intensifiant, et donc en se complexifiant.

Quelque 3 664 émojis officiels sont disponibles sur nos smartphones en cette année 2023, et le site Emojipedia recense les significations de chaque symbole. “Plus le temps avance, plus des définitions sont ajoutées”, observe Virginie Béjot, spécialiste des usages des émojis sur les réseaux sociaux, sujet sur lequel elle a produit un mémoire en 2015.

Face à l'embarras du choix, les utilisateurs de réseaux sociaux fouillent donc dans les tréfonds de leur clavier d'émojis pour dénicher le symbole qui les représentera le mieux. “Quand on a une identité culturelle forte, on a forcément envie de l'exprimer sur les réseaux sociaux , appuie Célia Schneebeli. Des travaux montrent que les minorités se sont emparées des émojis, mais pas les soi-disant majorités.

La communauté LGBTQI+, par exemple, se met bien en avant avec un drapeau hypericonique. ”

Et même deux désormais, puisque celui à rayures bleues et rose pâle a rejoint le drapeau arc-en-ciel en 2020.

D'autres étendards peuvent aussi afficher un soutien à une cause (drapeaux européen, russe, ukrainien, arménien, israélien, palestinien, sahraoui…), tandis que les métalleux ajoutent l'émoji “cornes avec les doigts” à leur pseudo pour planter le décor.

La carotte, symbole antivax

Mais les internautes en arrivent parfois à ériger des symboles inattendus en emblèmes de leur communauté. Le “symbole japonais de débutant” (un blason vert et jaune) est ainsi devenu la bannière des supporters du FC Nantes.

Côté politique, les fans de Jean-Luc Mélenchon ont repris la tortue (après un discours de février 2022 au cours duquel leur idole se définissait comme une “tortue sagace” qui “épuise les lièvres” ), le lait-fraise (à la suite d'un célèbre TikTok de JLM) et le triangle rouge vers le bas (un symbole de résistance à l'extrême droite), tandis que les fidèles d'Éric Zemmour se sont emparés des émojis “ronflements” (zzZ), “feuille” (à la manière des rameaux célébrant un empereur victorieux) et “marque déposée” (® pour Reconquête). Pendant la pandémie de Covid-19, les antivax ont aligné les émojis “seringue” et “tête de mort”.

Limpide. Plus original: la carotte a remplacé la seringue pour devenir “l'aubergine des vaccins” , s'amuse Virginie Béjot.

Une animalerie complète le potager. Les complotistes et trolls d'extrême droite ont empaillé des têtes de souris et de grenouilles dans leurs pseudos.

D'autres communautés moins virulentes se rassemblent autour d'émojis.

“Des artistes vont essayer de s'identifier à un émoji pour se brander, analyse Virginie Béjot.

Comme un slogan, c'est hyperrapide et identifiable. ”

Quelques exemples: le streamer Ponce a choisi la “fleur de cerisier”. C'est le citron pour les groupies de Beyoncé, en hommage à l'album Lemonade , ou l'abeille, qui va avec le surnom “Queen B”. Même le strict tournoi de Wimbledon ajoute une fraise à son hashtag, en référence à sa tradition de dégustation de fraises à la crème.

D'autres utilisent des fruits pour indiquer leurs attentes amoureuses. La cerise signale que son cœur est pris. Le citron le souhait de rester célibataire. En revanche, l'ananas est un symbole échangiste. Pourquoi des fruits?

“Les 'Gen Z' prennent du plaisir à utiliser des émojis de manière hyperdétournée, comme nous quand on utilisait le verlan” , compare Virginie Béjot.

Émoji point final.

THIBAULT LE BESNE

NOUVEAU MONDE

Télex

Dans la jungle mexicaine de Calakmul, l'ancien braconnier Juventino Pérez est devenu garde forestier et protège les jaguars …Après six ans de travaux, le cinéma Le Trianon, à Mende, rouvre ses portes. …Le marché d'Yvetot, en Normandie, a été classé septième plus beau marché de France.

CINÉMA

Pulsions et expulsions

Penélope Cruz en femme pauvre qui se bat pour ne pas se faire expulser de son appartement à Madrid. Voilà ce que propose Juan Diego Botto, acteur hispano-argentin, pour son premier film en tant que réalisateur, À contretemps. L'occasion d'évoquer une thématique toujours omniprésente en Espagne, à quelques semaines d'une élection à l'issue de laquelle la gauche devrait laisser la place.

THOMAS PITREL

Pourquoi avoir choisi de réaliser votre premier film sur le thème des expulsés? Ma femme est journaliste (Olga Rodriguez, qui a notamment couvert la guerre en Irak en 2003, ndlr) et elle a beaucoup couvert les expulsions, qui sont un gros problème en Espagne. J'ai écrit une première scène sur un couple qui se dispute la nuit avant d'être expulsé de son appartement, puis elle m'a présenté beaucoup de gens qui avaient vécu ça, mais aussi des avocats, des travailleurs sociaux, ça a été un an de recherches. La question du logement est transversale, elle ne touche pas que les pauvres, mais aussi la classe moyenne. À moins d'être vraiment riche, elle vous concernera à un moment où à un autre.

Comment expliquer que ce soit autant un problème en Espagne depuis la crise de 2008, plus que dans les autres pays européens?

En France, sur tous les logements en location, 16% sont des logements sociaux. Aux Pays-Bas, c'est 30%. Et en Espagne, moins de 3%. Pendant des années, la politique a été faite pour favoriser l'achat, donc lorsque la crise des crédits est arrivée, tout s'est effondré. Au départ, le problème a été le remboursement des crédits, et aujourd'hui ce sont les loyers, qui sont de plus en plus élevés. On voit des familles qui dépensent 50, 60, 70% de leurs salaires dans leur logement.

Et pendant ce temps, il y a énormément de logements que des banques laissent vides pour que les loyers augmentent.

C'est incroyablement violent.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué pendant vos recherches pour préparer le film? D'abord, le fait que 80 à 90% des gens que vous voyez dans les assemblées (des réunions publiques où les personnes menacées d'expulsion prennent la parole, ndlr) sont des femmes. Dans beaucoup de cas, les hommes ont perdu leur emploi, ils ont l'impression d'avoir failli à leur mission de faire vivre leur famille, et ils ont beaucoup de mal à le gérer. Ils trouvent humiliant d'aller négocier avec le banquier ou de se rendre aux assemblées. Alors d'une certaine manière, les femmes entrent dans un processus d' empowerment . Jusque-là, nombreuses avaient un petit salaire de caissière ou de femme de ménage pour compléter les revenus du ménage, et maintenant ce sont elles qui ont le seul salaire.

Le personnage principal est un avocat qui se bat pour aider les expulsés, mais échoue dans sa vie de famille. Que vouliez-vous dire avec ça? Le personnage de Rafa s'inspire de beaucoup d'avocats ou d'avocates que nous avons croisés. Il est tiré d'un débat que nous avons souvent, ma compagne et moi: quel est le prix d'un engagement social? Le monde serait clairement pire sans les gens comme Rafa, mais ils paient toujours un prix personnel.

Si l'on demandait à n'importe quelle personne, elle dirait que c'est quelqu'un de merveilleux, généreux. N'importe quelle personne, sauf sa femme, qui dirait qu'elle a peur parce qu'ils vont avoir un bébé et qu'il ne sera jamais là pour s'en occuper. À chaque fois que nous avons croisé ce type d'activistes, il y avait une situation comme ça, et nous avons voulu pointer cette contradiction.

Dans le film, il y a une scène où le personnage de Penélope Cruz refuse une boîte de pois chiches à la banque alimentaire parce qu'ils mettent trop de temps à cuire.

C'est une vraie histoire? Oui, on l'entend beaucoup lorsqu'on va dans les banques alimentaires. Parce que si la cuisson est trop longue, cela veut dire que vous allez payer plus cher pour le gaz ou l'électricité, et quand vous êtes dans une situation où vous ne pouvez plus payer votre loyer, vous souffrez forcément de pauvreté énergétique. Vous commencez à ne plus allumer la lumière ni le chauffage, et ensuite vous sélectionnez votre nourriture en fonction du temps de cuisson.

Même si la droite devrait revenir au pouvoir après les législatives du 23 juillet, l'Espagne est à gauche depuis 2018. Le gouvernement de Pedro Sanchez a-t-il échoué sur ces questions? Ils ont passé une loi il y a quelques mois pour réguler le marché du logement, mais ça ne va pas assez loin. Aujourd'hui, le montant des loyers est toujours libre en Espagne. Il faut absolument arrêter ça. Après, ce gouvernement a aussi fait de bonnes choses, comme passer le salaire minimum de 700 à 1 000 euros, et le taux de chômage, qui était l'un des plus hauts d'Europe il y a quelques années, a baissé. Mais il y a aussi eu des erreurs, comme sur l'immigration, où le gouvernement a eu peur d'être critiqué par la droite, et sur les loyers, donc, où je ne pense pas que quelqu'un qui habite dans les quartiers pauvres aujourd'hui ait l'impression d'avoir été protégé. Bizarrement, la campagne des législatives ne se joue pas du tout sur ces erreurs. On parle de terrorisme, alors que c'est un problème que nous n'avons plus depuis dix ans, ou du féminisme qui serait allé trop loin, une obsession pour la droite. La distance entre les vrais problèmes et les sujets qui sont abordés pendant cette campagne est complètement hallucinante.

Voir: À contretemps, en salle (en partenariat avec Society )

THOMAS PITREL

CINÉMA

Télex.

Parcs et verdure ralentissent le vieillissement cellulaire, selon une étude de Science Advances.

…D'après la BBC, une touriste française s'est fait mordre par un dingo, une sorte de chien sauvage, alors qu'elle bronzait sur une plage australienne fin juin.

…Le court couvert du Tennis Club de Saint-Aubin est désormais éclairé par des LED.

CINÉMA

Télex.

Selon le pointage de Melody Mock-Gruet, 89 324 amendements ont été déposés depuis juin 2022 à l'Assemblée nationale.

EXTRAVAGANZA

Pharmaco trip

JULIEN LANGENDORFF

Beaucoup de gens gardaient des choses éphémères comme les flyers, mais je savais que personne n'allait mettre ses pilules de côté, alors j'ai décidé de les archiver en les photographiant, explique Michael Lorenzini, qui propose une archéologie de la culture rave du début des années 2000 en se focalisant sur l'un de ses éléments les plus importants: les cachets d'ecstasy, et leur détournement de logos corporate. Réunis sur une période de 18 mois au gré de nuits new-yorkaises aujourd'hui mythiques ( “Je fréquentais assidument le Twilo, le Limelight, le Tunnel et le Centro-Fly, ainsi que beaucoup de raves underground à Brooklyn” ), ces artefacts chimiques, minutieusement éclairés et capturés sur fond noir à la façon d'un catalogue de joaillerie de luxe, déploient leurs promesses hédonistes selon une codification ironique alors seulement connue des utilisateurs. “Ma première pilule, et l'une des meilleures, était 'l'Igloo', se remémore le photographe, avant de poursuivre: La 'smiley face' était en fait assez merdique. Les vertes avec le Z, qu'on nommait 'les zombies', étaient petites mais épaisses, et je me souviens qu'elles tabassaient. ” En filigrane de cette memorabilia druggy, et alors que les éditeurs mode viennent de décréter le retour de l'esthétique Y2K, une histoire plus large: celle de la fête dans un New York pré-11-Septembre, dont le témoignage offert par Lorenzini, à l'instar de tous ceux qui ont été jeunes avant lui, évoquera forcément le récit d'ancien combattant. “Le monde semblait plein de possibilités, la culture de la jeunesse explosait et rien n'était trop sérieux, affirme-t-il. Le milieu des clubs était encore régi par les Club Kids, et les drag-queens arrivaient dans les tenues les plus bizarres et uniques. Aujourd'hui, la mode semble tellement plus calculée, les gens suivent les tendances en ligne, les influenceurs et tout ça. ” Ce que l'on appelle l'heure de la descente.

Lire: Every Pill I Took: 2000-2001 (www.blurringbooks.com)

JULIEN LANGENDORFF

FUTUR

Le guide de vos prochains étés

Vous avez chaud? Vous craignez les incendies et les restrictions d'eau?

UNE PROPHÉTIE DE MAXIME CHAMOUX, SYLVAIN GOUVERNEUR ET NOÉMIE PENNACINO ILLUSTRATIONS: OLIVIER HEILIGERS POUR SOCIETY

2026

C'est fini pour la merguez. Après un énième grand incendie provoqué par une braise mal éteinte, le barbecue tire officiellement sa révérence et rejoint la longue liste des objets n'ayant pas survécu à la crise climatique, après le moteur diesel, le sac en plastique à usage unique ou encore le gouvernement Borne II. La société Weber s'insurge et crée, en réaction à ce qu'elle considère comme une privation fondamentale de liberté, le Groupe Weber, bras armé chargé d'organiser secrètement la résistance, en ouvrant des arrière-boutiques où les consommateurs peuvent se faire griller un bout de barbaque en toute discrétion.

2029

Des années qu'on le sentait venir: l'été 2029 est officiellement le premier sans pool party. Votée en catimini à l'Assemblée, la loi Schiappa officialise l'interdiction de remplir les piscines privatives. Plusieurs impacts à cela: le nombre d'amis des possesseurs de piscine chute en moyenne de 80%, le rosé piscine est renommé “rosé piscine municipale” et les chiffres concernant les noyades pour cause de barrière mal fermée ou d'alcoolémie fondent comme la banquise en mars. Las, conséquence que l'on n'avait pas vu venir, les chutes dans les coques (vides) de piscine ne cessant pas, le nombre de ruptures du fémur grimpe en flèche. Côté mode, après un top tweet étudiant l'impact immense du fer à repasser sur le réchauffement climatique -20 minutes de repassage équivalant à 80 heures de mobile-, le look “vêtements froissés” se répand dans toute la France et jusqu'à la tête de l'État, le président Édouard Philippe optant pour une gamme de vêtements en lin blanc.

2034

L'entrée en vigueur, en début d'année, de la loi Beaune sur le droit à polluer a un premier impact: la création d'un marché noir, où une élite fortunée rachète à prix d'or une partie des deux tonnes de CO2 que chaque citoyen(ne) reçoit désormais par an. Mal anticipé par de nombreuses familles pour leur premier été de rationnement, ce nouveau mode de vie génère une situation explosive sur la route des vacances. Certains, à court de dioxyde de carbone, se retrouvent coincés sur leur lieu de villégiature, d'autres s'échouent sur des aires de repos d'autoroute. Une crise qui fait le bonheur des dealers de CO2, qui débarquent en masse sur la prisée côte bretonne et revendent à la sauvette quelques kilos de gaz carbonique à des tarifs prohibitifs. Melun devient, avec Évry, la destination numéro un des Parisiens.

2040

Ayant d'abord envisagé de déplacer le Tour de France dans l'hémisphère Sud pour bénéficier de la douceur de l'hiver austral, puis évoqué l'idée d'un Tour printanier, voire hivernal, la société ASO annonce finalement que l'édition 2040 se tiendra en réalité virtuelle, dans un Stade de France fermé et climatisé grâce à une immense ferme solaire installée à la place de la ville de Saint-Denis, totalement rasée. L'idée: 190 coureurs et 182 coureuses avec leur casque virtuel sur des home-trainers, des écrans géants un peu partout et une caravane, elle aussi à vélo, qui tourne en rond sur la piste d'athlétisme. Autre moment fort de l'été: pour lutter contre la surconsommation créatrice de réchauffement, la loi anti-consommation (vite appelée “loi anti-cons”) entre en vigueur et bannit tout type de publicité ou de partenariat commercial.

Hagards et perdus face à des rayonnages où ils ne connaissent plus une marque, les consommateurs fondent en larmes dans les supermarchés. Fin août, les funérailles de Charles III sont reléguées au second plan par celles de Kumkum, dernier rhinocéros du monde à tirer sa révérence dans la réserve naturelle Jurafaune.

Titre

2048

Après avoir parcouru l'ensemble de la France comme des envoyés du Guide du Routard, les moustiques porteurs de paludisme arrêtent leur choix sur la ville de Poitiers, jugée idéale en raison de nombreux canaux pas encore asséchés -et du Futuroscope, aussi. L'épidémie de palu poitevine du mois de juillet semble impossible à contenir mais Théo Raoult, épidémiologiste et fils de, ne se laisse pas abattre. Dans une vidéo intitulée “Paludisme, fin de partie”, il préconise en prévention, pour tous les habitants de la région, l'utilisation d'hydroxychloroquine.

Et de fait, le traitement fonctionne!

À part ça, la phrase “t'es trop hot” devient péjorative et l'interdiction de la climatisation dans les voitures fait perdre en moyenne deux décibels d'audition à la population française, contrainte de rouler fenêtres ouvertes.

2050

Le réseau d'arnaques aux pompes à chaleur est, après plus de 30 ans à sévir, enfin démantelé. Pas d'avancées concrètes côté pompes à fraîcheur, en revanche. Niveau géo-ingénierie, les résultats attendus depuis le lancement du grand projet en 2031 se font toujours attendre. Le grand test, prévu pour le 14 juillet, est repoussé sine die. Les paiements de l'État aussi, la facture du projet ayant été multipliée par dix en 20 ans.

2052

Bonne nouvelle pour les habitants de Lacanau, pour la première fois depuis une vingtaine d'années, aucun incendie n'est à déplorer cet été dans la région. Gros boulot de la toute nouvelle brigade de défense des incendies forestiers? Résultats tangibles liés à l'interdiction désormais générale de “faire du feu” en été? Coup de chance? Rien de tout cela, juste un fait: les 80 centimètres d'eau dans lesquels baigne la ville rendent les forêts locales moins vulnérables. “Un combat de gagné!” se réjouit l'exécutif. Autre bonne nouvelle: l'interdiction de voyager en voiture avec un siège vide se révèle un formidable créateur de lien social. Locavieux, sorte d'Uber de la location de retraités permettant de remplir son véhicule pour le trajet des vacances, voit le jour. Beaucoup de belles histoires accompagnent cette naissance. Mais quelques meurtres aussi.

2054

“J'adore l'eau, dans 20 ou 30 ans y en aura plus.” La sentence date de 2010, et force est de reconnaître que l'histoire a donné tort au prophète Jean-Claude Van Damme. En 2054, en effet, il y a toujours de l'eau. Il y en a même plus qu'en 2053. Pas beaucoup, mais un peu. À l'origine de ce game-change, il y a l'idée de génie d'Aaron Wooi Jia, un jeune Malaisien fan de football et de chimie qui, lassé d'essorer son maillot trempé de sueur, a décidé de récupérer ledit fluide dans de petites poches. Après avoir buché sur une méthode de filtrage et de désalinisation, Jia commercialise le premier maillot SweetSweat juste à temps pour le Mondial 2054.

Révolutionnaire et plutôt stylée, la tunique est évidemment adoptée par la sélection suédoise, éliminée (dans tous les sens du terme) en huitièmes de finale. À partir de 2055, rares sont les événements sportifs d'ampleur à ne pas être parrainés par la technologie SweetSweat.

2061

Si l'art renseigne sur son temps, il doit aussi pouvoir le traverser. C'est armé de cette exigence de modernité que Dany Boon, 95 ans, s'est lancé, dès 2059, dans la réécriture de Bienvenue chez les Ch'tis, succès pharaonique à sa sortie en 2008, mais totalement ringardisé par cette fin de décennie 2050, durant laquelle les Français se tournent massivement vers les Hauts-de-France et leur mercure à l'aise dans la trentaine. Cassez-vous de chez les Ch'tis sort le 18 mai et n'est malheureusement pas le triomphe attendu. En cause, la brutalité et la xénophobie des personnages nordistes, prompts à chasser l'envahisseur(se) sub-ligérien(ne) par tous les moyens, et croqués avec une complaisance coupable par Boon. Line Renaud, malgré tout, est impeccable.

2066

L'expression “normales de saison”, jugée discriminatoire, est supprimée de la langue française par le gouvernement Mbappé 2.

2081

Si cela fait un moment que l'on a vu disparaître la plupart des festivals estivaux, pour cause de pinte de bière à seize euros essentiellement, l'un d'entre eux résiste encore et toujours, celui d'Avignon.

Une explication à cela: les pièces (In et Off), réduites à douze minutes maximum et écrites en moins de temps par des intelligences artificielles, ont conquis un public qui ne supportait plus ni de rester longuement enfermé dans une salle étouffante ni l'arrogance de metteurs en scène aux leçons de morale pleines d'emphase balancées au petit peuple depuis leur maison secondaire en bord d'Arctique -où l'on trouve les meilleurs spots de surf. L'édition 2081, véritable bouffée d'air frais après une année caniculaire saupoudrée de pluies tièdes diluviennes, est un succès.

Titre

Votée en catimini à l'Assemblée, la loi Schiappa officialise l'interdiction de remplir les piscines privatives. Le nombre d'amis des possesseurs de piscine chute en moyenne de 80%

2093

La nature étant malgré tout bien faite, les humains sont aujourd'hui, grâce à une mutation génétique rapide et étonnante, complètement dépourvus de poils, exceptés les sourcils qui, eux, ont triplé de volume pour éviter que la transpiration du front ne sensibilise la cornée de l'œil, déjà malmenée par des UV indice 15 ou plus. Une des conséquences est que les enfants doivent supporter leurs grands-parents qui leur racontent que “c'était mieux avant, quand on pouvait faire aux petits des super coiffures, comme par exemple des nattes ou des mulets, on n'en a pas assez profité” lors de randonnées pédestres interminables dans le lit de la Loire ou les gorges du Verdon.

2100

Partie en transhumance du Nord vers Bugarach pour une grande free party contre le passage aux +4°C, une énorme foule déferle sur la France au son de slogans revendicatifs forts, soutenue par des experts épuisés, pour alerter sur la limite de +8°C à éviter pour 2150, et de chants invitant le gouvernement à cesser l'immobilisme. Le GIEC en profite pour sortir son 100e rapport alarmant, mais la signature d'une énième “nouvelle Kadidiatou Diani” au PSG relègue l'information au second plan.

UNE PROPHÉTIE DE MAXIME CHAMOUX, SYLVAIN GOUVERNEUR ET NOÉMIE PENNACINO ILLUSTRATIONS: OLIVIER HEILIGERS POUR SOCIETY

COLÈRE

MAUVAIS PLAN

Alors que les cités françaises se sont enflammées à la suite du décès de Nahel, 17 ans, tué par balle par un policier, remonte à la surface le souvenir d'une aventure qui aurait pu tout changer. Pendant des mois, en 2017-2018, des dizaines de maires et d'associatifs se regroupaient autour de Jean-Louis Borloo à la demande d'Emmanuel Macron pour élaborer un grand plan banlieue. Que le président balaiera finalement d'un revers de la main.

PAR ANTOINE MESTRES

Quand elle est partie en vacances en juillet 2017, Catherine Arenou pensait pouvoir couper un peu avec son quotidien de maire. Certes, ses premiers contacts avec le nouveau gouvernement d'Édouard Philippe n'avaient pas été franchement rassurants. Elle avait même “l'impression” d'avoir affaire à “des intellos qui n'avaient pas souvent mis les pieds dans les banlieues” et qui ne comprenaient pas “les difficultés quotidiennes de leurs habitants”.

Mais Catherine Arenou savait à peu près où elle allait pour la rentrée suivante. Les dotations avec les préfets avaient été négociées ; elle pensait souffler un peu après une année éprouvante en tant que maire de Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines, rendue célèbre en 1995 par le film La Haine. D'autant que le 17 juillet, au Sénat, Emmanuel Macron promettait qu'il n'y aurait pas de coupes budgétaires. Mais trois jours plus tard, la mauvaise nouvelle arrivait par la voie d'un décret: le financement de la politique de la Ville était finalement amputé de 45,6 millions d'euros, soit 11% de son budget total.

L'objectif: réduire le déficit, et tant pis pour le tissu associatif des quartiers et les emplois aidés leur permettant de tenir.

Catherine Arenou se rappelle avoir été sidérée et avoir passé des coups de fil aux maires d'autres communes. “On était en vacances, loin de nos cabinets, on se disait tous: 'Qu'est-ce que c'est que ce truc?'

Boule de neige

Parmi les maires au bout du fil, Philippe Rio, édile de Grigny, parle “d'une orthodoxie budgétaire aveugle” qui va faire “des dégâts considérables”.

Entre les deux élus, ça matche alors tout de suite. Ils échangent tout l'été pour voir “ce qu'ils peuvent faire”.

Puis Stéphane Gatignon, maire écologiste de Sevran ; Guillaume Delbar, maire divers droite de Roubaix ; Gilles Leproust, maire communiste d'Allonnes, dans la Sarthe ; et d'autres élus de tous bords entrent dans la boucle. “On se connaissait de l'association Ville & Banlieue, on voulait se voir pour faire bouger les choses”, poursuit Gatignon. Le 1er septembre, ils sont une quinzaine à se retrouver pour organiser la riposte. Première étape: lancer un appel transpartisan depuis un endroit symbolique. La ville de Grigny, avec ses 50% d'élèves sortis du système scolaire sans diplôme et ses classes avec 67% d'enfants allophones, s'impose d'elle-même. Un mois et demi plus tard, Arenou, Rio, Gatignon et les autres ont déjà été rejoints par un millier de maires supplémentaires. L'appel de Grigny, qui contient dix mesures d'urgence, sera lancé le 16 octobre 2017. Dans la salle, des élus de tous bords, dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, et la présidente LR de la région Île-de-France, Valérie Pécresse.

“Tout l'arc républicain est réuni, c'est juste une première en France, remet Rio.

Et pour la première fois, on gagne les médias et donc la France entière.

Le soir même, le 20h de BFM-TV ouvre sur ça, en disant que c'est un moment historique, et ça l'est vraiment. ”

Yassine Belattar est également présent ce jour-là. L'humoriste, patron de salle de spectacle, est un proche du président de la République, avec qui il échange sur la banlieue. Cela aura son importance plus tard.

Sur la photo, se trouve également Jean-Philippe Acensi, président de Bleu Blanc Zèbre, l'association d'Alexandre Jardin, et fondateur de l'Agence pour l'éducation par le sport. C'est lui qui fait entrer dans la danse Jean-Louis Borloo, ancien ministre de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, dont il est proche. En 2003, le fondateur de l'UDI a donné son nom à la loi à l'origine d'un très grand programme de rénovation, de réhabilitation et de démolition de logements sociaux dans les quartiers.

Jean-Louis Borloo le dit lui-même: il est là, entre autres, “pour faire le go-between entre maires et ministres, dont les relations sont difficiles.

“Petit à petit, la sauce a pris”, se rappelle Gatignon. “On est devenus des potes avec les maires, comme les dix doigts de la main. On se disait que ça allait décoller, tout le monde était favorable”, se souvient Acensi. De son côté, Emmanuel Macron effectue un déplacement de deux jours dans le Nord de la France. Au terme de sa visite dans les quartiers de Lille, Tourcoing et Roubaix, le président affirme avoir “entendu l'appel de Grigny”. “Personne ne perdra, dans les communes concernées par la politique de la Ville, le moindre crédit sur 2018”, déclare-t-il, multipliant les annonces: une “mobilisation nationale pour les villes et pour les quartiers” verra le jour ; elle aboutira à “un plan de bataille structuré”, que Jean-Louis Borloo sera chargé de mettre en œuvre d'ici “fin février” ; celles et ceux qui mèneront ce travail se réuniront “tous les trois mois à l'Élysée” ; enfin, Emmanuel Macron s'entourera d'un Conseil présidentiel des villes, qui participera également à ces réunions. Sur le moment, Guillaume Delbar est bluffé par la capacité d'écoute du président de la République, la qualité de son discours “dans un domaine où on ne l'attendait pas”, sa façon de saisir les enjeux et de faire passer les bons messages.

Pour une réconciliation nationale

La suite se passe au dernier étage du ministère de la Cohésion des territoires, rue de Varenne, dans ce VIIe arrondissement de Paris qui concentre les lieux de pouvoir, juste au-dessus du bureau de Jacques Mézard, le ministre de l'époque. Tout l'espace et quatre hauts fonctionnaires sont mis à disposition de Jean-Louis Borloo et de ceux dont il choisit de s'entourer pour construire le “plan” que le président lui a demandé. Les maires sont souvent là. Philippe Rio décrit des jours et des nuits à travailler en “mode hypermilitant”. “On connaissait nos dossiers, on passait pour des oufs”, prolonge Stéphane Gatignon. Près de 1 500 personnes -acteurs de terrain, banlieusards transfuges de classe ou non, célèbres, anonymes, travailleurs- sont auditionnées. Pour Borloo, ce retour sur le devant de la scène est l'occasion rêvée d'un dernier tour de chant triomphal.

Avec une méthode qui se veut nouvelle et qui consiste à “partir d'opérateurs existants. Habituellement, l'État crée des dispositifs et plein de gens font des contorsions pour rentrer dedans. Dans les quartiers, en fonction de quel té de la rue vous êtes, vous en sortez ou non”, insiste son ami Alexandre Jardin, pas tendre avec la technostructure française. Borloo, poursuit-il, ambitionne d'aller chercher l'argent où il est, à savoir “en dehors du budget de l'État, chez les partenaires sociaux, chez les chambres de commerce, chez les fonds de formation.

C'était vraiment du Borloo dans ce qu'il a de plus ingénieux, il mettait tout le monde autour de la table”. Néanmoins, Alexandre Jardin ne voit pas Macron accepter ça.

Parce que ce n'est pas sa façon de faire ni celle de la haute technocratie, que Borloo appelait “les fermiers généraux”, dit-il.

L'écrivain sent gros comme une maison un choc culturel majeur arriver. Il prévient Borloo. La suite va lui donner raison: dans la presse, quelques articles titrent sur le coût faramineux du plan Borloo.

“L'ex-ministre de la Ville préconise 48 milliards d'euros d'investissements supplémentaires dans la qualité urbaine”, peut-on ainsi lire dans Le Figaro ou Les Échos le 6 avril 2018.

Pour Alexandre Jardin, le sabotage vient de l'Élysée. “J'ai essayé d'alerter Jean-Louis. Il connaissait la vie en même temps. Il pensait qu'à un moment ou à un autre, Emmanuel Macron allait se souvenir qu'il avait été élu par une partie de la gauche. ” pas prévu”

“Il y avait une chaleur, une espèce de joie, et je pense que c'est ça qui a débordé, c'est ça que la haute aristocratie qui nous gouverne n'avait Jean-Louis Borloo

Le 26 avril, Jean-Louis Borloo tente de jouer sa partition de son côté. Il termine son rapport, donne un entretien au Monde et le remet à Édouard Philippe et non à Emmanuel Macron, le commanditaire.

“Vivre ensemble, vivre en grand, pour une réconciliation nationale”, un document de 164 pages, propose une série de mesures, déclinées en 19 “programmes”.

Parmi elles, la création d'un fonds de cinq milliards d'euros, d'une “académie des leaders”, l'investissement d'un milliard d'euros pour le RER, la transformation de coachs sportifs en coachs d'insertion, la création de “maisons Marianne” en bas des immeubles pour faire du lien, le déploiement de correspondants de nuit pour aider la police de proximité à faire son travail, ou encore la création de campus numériques dans les quartiers. Le rapport de force s'installe.

Aujourd'hui, Gatignon se dit que cette stratégie n'a pas dû aider: “Cela a froissé Jacques Mézard, qui jouait un rôle important. ” Le lendemain, les choses commencent à mal tourner.

Jean-Louis Borloo est pris d'un léger malaise à la sortie de son bureau, rejoue Alexandre Jardin. À peine le rapport rendu, on lui avait “retiré l'accès à son ordinateur”. Pendant ce temps-là, dans les ministères, on travaille les propositions et, au sein du gouvernement, on temporise.

Son porte-parole, Benjamin Griveaux, précise que cela reste “un rapport”.

De son côté, alors que la grande restitution approche, le 14 mai, Yassine Belattar organise avec Julien Denormandie une soirée nommée “Le Rassemblement du bitume” sur une péniche avec des parlementaires et des associatifs.

“Un autre réseau banlieue piloté par Macron pour allumer un contre-feu”, résume un participant. Jean-Louis Borloo est néanmoins présent. Cinq jours plus tard, le 19 mai, Macron annonce qui seront les membres du Conseil présidentiel des villes. Yacine Belattar en fait partie, pas les élus de l'appel de Grigny.

Jean-Louis Borloo, lui, n'a tout simplement pas de nouvelles de Macron. Il n'aura droit qu'à un simple coup de fil le 21 mai.

Humiliation publique

Le lendemain, la remise officielle a lieu dans la grande salle des fêtes de l'Élysée, mais la fête tourne très court. Le maître de cérémonie est Yassine Belattar, ce qui n'est pas bon pour Jean-Louis Borloo, qui ne s'éternise pas sur scène. De son côté, Emmanuel Macron balaie le travail d'un revers de la manche, entend changer de méthode, tout en saluant la plupart des propositions. Les plans, dit-il en substance, “ça ne marche pas”, “c'est vieux”, et puis ce ne sont pas “deux mâles blancs ne vivant pas dans ces quartiers” qui diront une fois de plus ce qu'il faut faire dans les banlieues.

Précision, les vannes ont été écrites par Yassine Belattar, qui avait dit quelques minutes plus tôt: “Ceux qui sont venus avec un RIB, c'est pas pour aujourd'hui. ”

Une scène d'humiliation publique.

Sylvine Thomassin, la maire socialiste de Bondy, en Seine-Saint-Denis, quitte la salle en plein discours du président, et lâche dans la cour de l'Élysée, devant les caméras de télévision: “Il était très donneur de leçons et un peu comme un instituteur qui parlait à sa classe. Les élus locaux valent mieux que ça!” “J'avais honte de mon pays”, se souvient Alexandre Jardin. Un macroniste de l'époque résume la situation, vue de l'autre camp: “Macron pense que Borloo ose venir lui dire qu'il faut 40 milliards, alors qu'il a déjà eu son shot de 40 milliards sous Chirac et que ça n'a absolument rien donné. ” À l'époque, le président de la République marche encore sur l'eau, les réformes s'enchaînent. Est-ce qu'il n'a tout simplement pas voulu enterrer l'ancien monde? C'est ce que croit Stéphane Gatignon. “Dans ce plan, il n'y avait rien de véritablement nouveau, beaucoup de mesures s'apprêtaient à être mises en œuvre par différentes branches gouvernementales”, nuance Marc Ferracci, proche de Macron et alors conseiller de Muriel Pénicaud, ministre du Travail.

Rétrospectivement, même un membre de l'équipe de l'appel de Grigny pense qu'au fond, le plan n'était pas si bon que ça. Borloo, lui, de son côté, tente de rester digne: “Fallait voir ces mille acteurs dans cette salle des fêtes. Il y avait une chaleur, une espèce de joie, et je pense que c'est ça qui a débordé, c'est ça que la haute aristocratie qui nous gouverne n'avait pas prévu. Il y avait un sentiment que la France en mouvement était là, et quelque chose qui ressemblait non pas à une prise de pouvoir, mais à un truc inattendu et puissant. ” En sortant du palais, Borloo croise Guillaume Delbar.

“Il y avait un côté 'qu'est-ce qui s'est passé?' Les signataires de l'appel de Grigny sont “soufflés, atterrés”, se rappelle Philippe Rio. Des années plus tard, Guillaume Delbar se dit simplement que le président de la République a raté ce jour-là “une occasion majeure de changer la donne”. Pour Catherine Arenou, qui en a pourtant vu d'autres, la pilule a été dure à avaler. Elle s'est dit que c'était la première fois qu'elle s'était “fait avoir dans les grandes largeurs”.

•TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AM, SAUF CATHERINE ARENOU, JEAN-LOUIS BORLOO, PHILIPPE RIO ET GUILLAUME DELBAR, PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA ET JEAN-VIC CHAPUS, DANS LE CADRE DU PORTRAIT DE PHILIPPE RIO PUBLIÉ DANS SOCIETY #207

PAR ANTOINE MESTRES

COUVERTURE

FRIC SHOW

Il y a quelques années encore, ils étaient enviés et leurs vies faisaient l'objet de tous les fantasmes. Aujourd'hui, les riches sont toujours au centre de l'attention, mais plutôt parce que leurs excès sont critiqués -ils sont accusés notamment d'aggraver le dérèglement climatique-, leur déconnexion pointée du doigt et leurs attitudes moquées. Ou comment le monde est passé de Dallas à Succession, et a fini par se demander si l'argent ne ferait pas perdre quelques points de QI.

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RICHOSAURES

Que faire lorsqu'on est lassé d'investir son argent dans des toiles de maître et du mobilier duXVIIIe siècle? Simple: il suffit de S'ACHETER UN DINOSAURE.

PAR PAULINE LALLEMENT / PHOTOS: GABRIELE GALIMBERTI ET JURI DE LUCA

Franky Mulliez, 76 ans, l'admet: à la base, il ne connaissait rien à l'art. Et puis, fortune faisant, le fondateur de Kiloutou et héritier d'Auchan a commencé à fréquenter les salles de ventes, et la frénésie a commencé. Parmi ses trésors, se trouvent aujourd'hui des meubles Boulle (l'ébéniste de Louis XIV), des cabinets d'apparat en argent, un riche bestiaire de lions, guépards et ours empaillés, et même des attelages, puisqu'il a dressé lui-même ses quatre mules et aime se prendre pour Ben-Hur à ses heures perdues. En 2018, il a décidé de se lancer dans un chantier pharaonique en achetant le château en ruine de Dampierre, dans la vallée de Chevreuse, à une quarantaine de kilomètres de Paris, afin d'offrir un écrin à sa collection personnelle avant de l'ouvrir aux visites. Dans une aile du domaine, Mulliez découvre avec son régisseur un cabinet de curiosités vieux de 350 ans, constitué par le propriétaire de l'époque, le duc Honoré Théodoric d'Albert de Luynes. Sous la poussière: une mandibule de baleine, des centaines d'oiseaux naturalisés, une collection de tout autant de minéraux étiquetés soigneusement et même un squelette de cheval, un autre de daim et celui d'un homme.

En plus de ces reliques, et de celles qu'il possédait auparavant, Franky Mulliez a décidé d'installer ici l'une de ses pièces maîtresses: un crâne de mosasaure, un reptile marin ayant vécu entre 82 et 66 millions d'années avant notre ère et qui pouvait atteindre douze mètres de long.

“Je l'ai acheté aux puces de Saint-Ouen, à un marchand spécialisé dans l'art colonial”, explique le milliardaire depuis son château des Yvelines. Comme si cela était tout à fait normal.

Et, d'une certaine manière, cela l'est devenu. En 1997, la maison Sotheby's, à New York, créait l'événement en vendant pour 8,4 millions de dollars un tyrannosaure complet surnommé “Sue”. À l'époque, le Field Museum de Chicago avait remporté la mise avec l'aide de McDonald's et Disney, qui avait pu en contrepartie récupérer le moulage des copies pour la vente de figurines. Depuis, la folie des ventes aux enchères de squelettes de “dinos” s'est étendue aux particuliers, et les plus fortunés de ce monde s'arrachent ces reliques dont la place semble pourtant davantage être dans les musées d'histoire naturelle. On les achète comme on s'offre un Picasso, et à des tarifs similaires. Les stars de cinéma les adorent: Léonardo DiCaprio en est le plus important collectionneur, et il n'est pas rare qu'il se retrouve face à Brad Pitt et Nicolas Cage lors de ventes aux enchères. En 2020, on a longtemps pensé que le tyrannosaure “Stan” avait été vendu à l'acteur Dwayne Johnson, alias “The Rock”. Finalement, alors que les experts mondiaux du marché, réunis sur un groupe WhatsApp, le voyaient partir à huit millions de dollars, il est monté à… 31,8 millions, adjugé à l'émirat d'Abu Dhabi pour l'un de ses futurs musées. Les enjeux deviennent donc énormes. En octobre 2021, lorsque “Big John”, un immense tricératops ayant connu la fin du crétacé et la chute d'un astéroïde sur la Terre, a été mis en vente à l'hôtel Drouot, à Paris, rien n'a été laissé au hasard. D'abord, il a fallu le faire reconnaître par le Guinness Book comme le plus grand squelette de tricératops au monde. Puis, le préparateur et vendeur italien Flavio Bacchia, de la société Zoic, à Trieste, l'a travaillé pour que, avec sa collerette, ses trois antennes et son museau allongé, il ressemble au taureau de Wall Street, l'emblème en bronze installé proche de la bourse new-yorkaise. Une façon d'aller séduire la communauté des traders. Même le prix estimé a été pensé pour attirer le plus d'acheteurs potentiels. “Pour Big John, on part avec une estimation basse, un million d'euros, pour être sûr d'approcher le maximum d'acheteurs, explique l'expert et marchand Iacopo Briano, qui travaillait sur l'opération avec l'étude Giquello, devenue spécialiste en la matière. Et il est parti à presque sept fois son estimation. ”

Soit 6,6 millions d'euros, lâchés par Sidd Pagidipati, un Américain inconnu de 45 ans qui a fait fortune avec un logiciel de mutuelle de santé, et qui expose désormais le squelette dans un musée pour enfants de Tampa, en Floride.

Un crève-cœur pour Franky Mulliez: “J'étais au téléphone, le sous-enchérisseur, c'était moi!” Qu'aurait-il bien fait d'un tricératops, alors qu'il possède déjà une tête de mosasaure dans son château? “Je l'aurais bien installé dans l'orangerie, où il y a le salon de thé”, répond-il naturellement, amenant ainsi une deuxième question: comment en arrive-t-on à être obsédé par le fait d'acheter un dinosaure?

Titre

“Le message résonne étrangement avec notre époque et rappelle l'extinction d'une espèce. C'est une vanité transposée à un fossile” Alexandre Giquello, commissaire-priseur

Le Coucke show

L'office du tourisme de Durbuy a deux arguments pour faire venir les touristes au milieu des Ardennes belges.

Le premier, c'est son statut auto-attribué de “plus petite ville du monde”, qui doit forcément concerner son bourg, puisque sa superficie de 156,61 kilomètres carrés en fait au contraire l'un des villages les plus étendus du royaume. Le deuxième, c'est la présence sur ledit territoire de trois squelettes de dinosaures issus de Morrison, une formation géologique de l'Ouest des États-Unis et du Canada très riche en fossiles. Le responsable de cette étonnante histoire belge?

L'extravagant Marc Coucke, 58 ans, propriétaire de la quasi-totalité de la ville. Ce petit pharmacien, devenu un fantasque milliardaire après la vente de son entreprise Omega Pharma, sait se divertir. Grand collectionneur de Marcel Duchamp et de toute la période dadaïste, il place son argent dans des clubs de foot comme le RSC Anderlecht ou le LOSC, organise des pool parties belges à Ibiza et chante pour l'émission The Masked Singer, caché sous un costume de carlin.

La presse parle régulièrement du “Coucke show”. L'intéressé apprécie, mi-homme d'affaires, mi-vedette, et 100% bling-bling. Les dinosaures sont à la hauteur de ses défis. Sans limites. En 2019, lorsqu'il tombe sur l'annonce de la vente aux enchères de “Skinny”, un sauropode, de la famille du diplodocus vieux de 150 millions d'années, il interroge sa fille Alyzé, 13 ans. L'idée lui plaît bien.

Alors, Coucke étudie le dossier technique et les photos du dinosaure, exposé par le vendeur au milieu de l'aéroport de Londres, à Heathrow. “C'est aussi rare qu'un Picasso et pourtant c'est moins cher, ça doit être bien comme investissement”, se dit-il. Il reçoit un dossier technique: la liste des os, les points GPS des fouilles, bref, le passeport complet de l'animal, reconstitué à 70%, et qui a encore de la peau fossilisée sur les os à plusieurs endroits du corps, ce qui est rare et qui vaut très cher. “Cette vie a existé un jour, je trouve ça fantastique, s'émerveille l'acheteur, convaincu. Mais il fallait faire vite, il y en avait d'autres sur le coup”, concède-t-il. Coucke passe quelques coups de fil et achète le spécimen sans le voir, avant même la vente aux enchères.

Son prix ne reste pas secret longtemps: un million d'euros. Une affaire.

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Avec cette acquisition, Marc Coucke ne gagne pas que le droit d'admirer son tas d'os: il s'offre aussi d'inestimables retombées en matière de notoriété.

La presse internationale parle de lui et de son parc d'attractions à Durbuy, où il va installer Skinny. Alors, quand peu de temps après, l'expert rappelle Coucke, le Belge se laisse à nouveau tenter. Cette fois, il achète un stégosaure, un autre herbivore, encore coincé dans la roche.

Ce “reptile à toit” est iconique, il a inspiré Godzilla et les enfants l'adorent pour ses originales plaques osseuses en forme de triangles sur le dos. Le propriétaire suit pas à pas les étapes du préparateur, qui gratte les os à la brosse et polit finement le crâne. Le résultat le satisfait. Coucke va jusqu'à demander une position précise pour la bête: la tête baissée, en position de défense. Le stégosaure se prépare à affronter son prédateur… un carnivore, qu'un Marc Coucke désormais pris de “collectionnite aiguë” va donc devoir acheter. Et tant qu'à faire, le milliardaire voit les choses en grand: il cherche un T-Rex de préférence, le plus iconique des dinos, vorace et impitoyable.

Franky Mulliez a décidé d'installer dans son château un crâne de mosasaure, un dinosaure ayant vécu entre 82 et 66 millions d'années avant notre ère. “Je l'ai acheté aux puces de Saint-Ouen, à un marchand spécialisé dans l'art colonial”, explique-t-il

Plusieurs lézards géants sont présentés à Coucke, mais il ne trouve rien à son goût.

Il cherche l'authenticité des ossements, un unique gisement de fouilles, une bête qui lui plaira esthétiquement…

Au fur et à mesure, le Belge est devenu un connaisseur du jurassique supérieur.

En juin dernier, c'est finalement un allosaure qui est présenté à Coucke.

Le dinosaure bipède se dresse, solide sur ses pattes postérieures. Il est en position d'attaque, prêt à se mettre en mouvement, et se sert de sa longue queue comme d'un balancier. Sa mâchoire est une hache et ses dents incurvées lui donnent l'air d'un vrai monstre. Mangeur d'herbivores, il est l'un des plus grands prédateurs du jurassique. Ça tombe bien, les deux premiers dinosaures de Durbuy sont de la même période. La scène serait cohérente. Coucke l'achète à nouveau avant la vente, de gré à gré, dit-on dans le jargon.

Et pourquoi s'arrêter là? L'allosaure chassait en groupe, le milliardaire cherche donc de nouveaux carnivores à acquérir, avec l'enthousiasme d'un gamin qui assemblerait ses jouets.

De grands enfants

“Il y a quelque chose d'enfantin chez ces acquéreurs, c'est vrai que ce sont tous des hommes qui achètent, mais la collectionnite est très masculine”, interprète Alexandre Giquello, commissaire-priseur et président de la maison de ventes qui porte son nom. Dans son bureau, rue de la Boétie, il est entouré d'objets d'art premier et de tableaux, et raconte s'être lancé dans ce métier par passion des souvenirs historiques. Il se targue d'avoir vendu le chapeau de Napoléon, mais sa plus fructueuse vente reste Big John, en 2021. Le 6 juin dernier, il tenait le marteau d'une nouvelle vente chez Drouot à laquelle Adolf Peretti, docteur en géologie et spécialiste du rubis installé à Bangkok, avait tenu à se rendre en personne, accompagné de son photographe personnel, pour être sûr de pouvoir s'offrir un ornitholeste, théropode carnivore de 80 centimètres de haut.

Gagné: pour 467 000 euros, le fondateur de la Peretti Museum Foundation repart avec le dino -en plus d'un crâne de mammouth laineux à 155 000 euros.

“Il est beaucoup plus maléfique que ce que je voyais sur les photos, je vais le baptiser 'Lucifer'”, lâche l'acquéreur en retrouvant son carnivore, avant de faire le cri du dinosaure face aux caméras dépêchées pour l'occasion. Alexandre Giquello esquisse un sourire: “Une vente de dinosaures attire toujours, regardez ces figures allégoriques du Tibre et du Nil en bronze adjugées au même prix que le fossile, personne n'en parle!” Pendant cette vente, La Bourguignonne, un Modigliani estimé entre six et huit millions d'euros, n'a lui pas réussi à trouver preneur.

Comment expliquer que le dinosaure soit désormais le summum de la hype dans les salles de ventes? “Le message résonne étrangement avec notre époque et rappelle l'extinction d'une espèce.

C'est une vanité transposée à un fossile”, philosophe Giquello. “Ils veulent tous les mêmes squelettes de tricératops ou de T-Rex pour leur nom, comme la signature d'une peinture de maître”, ajoute le paléontologue Lionel Cavin, conservateur au Muséum d'histoire naturelle de Genève. Et le public continue de s'élargir. “On a une clientèle qui a évolué ces dernières années, dit Giquello.

Il y a des personnes qui viennent des nouvelles technologies, du monde de la cryptomonnaie ou encore des industries pharmaceutiques. ”

Quitte à ce que cela devienne n'importe quoi? En 2017, un crâne de tricératops a été vendu 170 000 euros à un riche homme d'affaires, qui a présenté sa carte bleue pour régler. “On était un peu étonnés, on lui a expliqué que pour des montants importants, il fallait un virement, mais l'acheteur a insisté et la carte est passée”, s'étonne encore Alexandre Giquello. En 2020, ce dernier a aussi vendu l'allosaure “Big Sara” à James Benamor, 43 ans, l'un des plus jeunes milliardaires européens, qui a installé son spécimen dans un centre commercial à Southampton, dans le Dorset, la gueule ouverte face à un fast-food Five Guys.

Et puis, il y a Ralph Wunsch. Fondateur d'une start-up de coupons de réduction aux Philippines en 2011, il a revendu son entreprise trois ans plus tard à une banque japonaise. À 28 ans, il a ainsi pu investir dans ses premières œuvres d'art.

“D'abord des peintures européennes, assez majeures, et du mobilier du XVIIIe”, se rappelle-t-il par téléphone. Depuis, il s'est constitué un cabinet de curiosités fait de peintures, de Jaguar et d'accessoires de cinéma ou de Warcraft, dont il est un grand fan. Les dinosaures étaient aussi un rêve de gosse pour Ralph, qui connaît le nom de toutes les espèces. Enfant, il collectionnait les cartes à échanger et les autocollants. Il n'imaginait pas vraiment devenir propriétaire d'un spécimen, mais après tout, pourquoi pas? En 2018, il n'a même pas quitté son bureau pour enchérir sur un diplodocus et un allosaure découverts dans le Wyoming et mis aux enchères à Drouot.

À chaque palier, il ajoutait 10 000 euros, patiemment, avant de décrocher les deux lots pour trois millions d'euros et de devenir à 32 ans le plus jeune acheteur de dinosaures fossilisés de cette ampleur. “C'est du gagnant-gagnant, certains achètent des parts de la société Tesla, moi j'apprécie l'objet, et c'est un bon investissement, explique Ralph Wunsch, qui comme les autres acquéreurs de dinos, admet aussi un côté puéril à son acquisition. Quand on reçoit son dinosaure, c'est comme à Noël, il y a plein de boîtes à ouvrir. Il y en avait une soixantaine, je crois. ” Selon le spécialiste Iacopo Briano, qui s'est déplacé chez Wunsch pour l'installation, “c'était comme une partie de Lego grandeur nature pour lui. Il était très excité”. Après les avoir montés dans sa grande maison à la campagne, entourés de statues de lions, le trentenaire les a déplacés dans son nouvel appartement, au 39e étage d'un immeuble du quartier des affaires de Manille.

“Je pense que ce sont les dinosaures les plus hauts du monde, s'enorgueillit-il.

Et je leur ai donné la meilleure chambre de l'appartement, avec une vue à 270 degrés. ”

Et tant pis si le diplodocus, haut de trois mètres, a dû être légèrement courbé pour tenir sous le plafond…

L'invention de “Trinity”

Régulièrement, le paléontologue Lionel Cavin pousse un coup de gueule dans la presse. “ Je ne suis pas complètement opposé à la vente de fossiles, mais c'est le concept même de vendre aux enchères des squelettes présentés en œuvres d'art qui me gêne. Ce ne sont pas des objets d'art”, tient-il à rappeler. Une affirmation avec laquelle Christian Link ne serait sans doute pas d'accord. Magicien pendant dix ans aux États-Unis, ce Suisse de 44 ans se décrivant comme “un type bizarre qui aime les choses étranges” a changé de vie il y a moins d'un an lorsque, sans aucun diplôme, il a senti le bon filon et a poussé la porte de la maison de ventes Koller, à Zurich, pour devenir expert en histoire naturelle du jour au lendemain.

“Christie's, Sotheby's et tous les autres avaient leurs propres experts, mais il n'y avait personne sur ce créneau en Suisse”, explique le rusé. Aujourd'hui, Christian distribue des cartes de visite avec un titre à rallonge de “Chef du département Hors de ce monde - Histoire naturelle, exploration de l'espace, souvenirs de films” au Mineral & Gem, l'un des plus grands salons de minéraux du monde à Sainte-Marie-aux-Mines, petite ville alsacienne collée au massif des Vosges.

Allure de startupeur, il slalome entre les stands d'améthystes et de quartz, puis s'arrête devant un petit caillou, le soupèse et le porte à son nez. L'excitation se lit dans ses pupilles: “C'est un bout de Lune”, sourit-il. L'homme a du flair pour les bons coups. Son plus beau s'appelle “Trinity”: un tyrannosaure de 3,9 mètres de haut et 11,6 mètres de long vendu en avril dernier. Afin de le sublimer, Link a spécialement créé une société de production d'images, installé le dinosaure sous des néons rouges et réalisé toute la direction artistique. Les images sont léchées et la communication soignée. Une équipe de tournage, qu'il paie lui-même, le suit en permanence pour réaliser un documentaire sur le marché du dinosaure.

“Quand on reçoit son dinosaure, c'est comme à Noël, il y a plein de boîtes à ouvrir” Ralph Wunsch, acheteur de dinos

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Vite, Trinity attire les personnes fortunées qui accourent comme un essaim d'abeilles. “Une vente de T-Rex en Europe, cela n'arrive pas tous les jours”, résume Katharina Van Cauteren, cheffe de cabinet
de la Phoebus Foundation, à Anvers.

Créée sur le modèle du musée Getty de Los Angeles ou de la Frick Collection de New York, cette fondation se consacre à la conservation et à la restauration d'œuvres d'art. Elle est le bébé de Fernand Huts, 73 ans, richissime homme d'affaires belge qui ne s'est pas intéressé au tyrannosaure sans raison: “Ce qui a convaincu monsieur Huts, c'est de pouvoir rassembler davantage de visiteurs”, admet Van Cauteren. Le 18 avril dernier, cette dernière s'isole avec lui et se connecte à la vente par téléphone. Assis sur un canapé de designer en forme de bouche, tous deux tombent presque au sol en entendant la bonne nouvelle. “On l'a!”

“Je ne suis pas complètement opposé à la vente de fossiles, mais c'est le concept même de vendre aux enchères des squelettes présentés en œuvres d'art qui me gêne. Ce ne sont pas des objets d'art” Lionel Cavin, paléontologue

Trinity, lot 959, est vendu 5,65 millions d'euros, frais inclus, entre une gigantesque pépite d'or, un gant de cosmonaute et le vélo d'Eddy Merckx datant du Giro 1974. Problème: en observant Trinity de plus près, les marchands d'art et galeristes qui travaillent avec la Phoebus Foundation s'étonnent.

Ils lui trouvent de fortes ressemblances avec “Russel” et “Roosevelt”, d'autres spécimens mis en vente précédemment.

Vieille technique de vente, le dinosaure est rebaptisé à chaque présentation sur le marché, comme pour effacer son passé et ses déboires commerciaux. Car la composition du squelette fait débat: il est constitué d'os composites de trois tyrannosaures déterrés entre 2008 et 2013 aux États-Unis, dans le Wyoming et le Montana. Un peu plus de la moitié des os du squelette est authentique, le reste étant fabriqué à partir de moulages en plâtre et en résine. “Rien n'est caché par le vendeur américain, il est honnête, mais il faut garder une certaine éthique”, confie un expert fossile qui ne veut pas dévoiler son nom pour ne pas se brouiller avec Fernand Huts. Pour les puristes, cet assemblage baisse drastiquement la qualité, et donc la cote. Mais Fernand Huts n'est pas un puriste, loin de là. Katharina Van Cauteren confie: avant d'acheter Trinity, “monsieur Huts ne connaissait rien aux dinosaures, il n'a même pas vu Jurassic Park .

TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR PL

PAR PAULINE LALLEMENT / PHOTOS: GABRIELE GALIMBERTI ET JURI DE LUCA

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Profession, thérapeute de fortune

L'argent peut-il acheter le bonheur?

THIBAULT LE BESNE

On pense tous que la richesse amène la sécurité, mais les riches sont préoccupés par le fait de se mettre en sécurité dans un monde qui les considère comme des objets à manipuler”, analyse Paul Hokemeyer.

Ce psychothérapeute américain qui navigue entre Londres, Abu Dhabi, New York et Los Angeles est l'un des pionniers de la thérapie de la fortune, qu'il a contribué à lancer par un article dans The Journal of Wealth Management en 2012. Au-delà de l'inquiétude des personnes fortunées quant aux intentions de leur entourage à leur égard qui peut déboucher sur un entre-soi et une forme de repli social, le psy américain pointe une autre peur largement répandue parmi ses patients: “Ils vivent souvent dans la crainte de perdre ou de mal utiliser leur richesse”, avance-t-il, tout en soulevant des “problématiques générationnelles”.

Les plus âgés “sont obsédés par l'idée que leurs enfants deviennent des êtres productifs et responsables. Et les enfants de parents riches, les adolescents en particulier, sont souvent en conflit avec leur identité. J'aide ces personnes à intégrer leurs privilèges pour qu'elles se sentent à l'aise”. Installée en Suisse, Diana Chambers connaît ces problèmes de riches par cœur: elle les a elle-même vécus. Issue d'une famille d'entrepreneurs anglais, elle a hérité d'une grosse fortune à l'âge adulte, qu'elle dit avoir eu des difficultés à gérer. Aujourd'hui, bien qu'elle n'ait pas de diplôme de thérapeute, elle utilise son expérience personnelle pour conseiller des familles sur l'impact de l'argent sur leur vie et leurs relations. “Mes clients veulent améliorer la vie de leurs enfants et en même temps, ils se préoccupent de savoir si leurs enfants sont prêts à hériter. Nous démêlons cela ensemble.”

Clay Cockrell, autre figure qui accompagne depuis douze ans les “1% des 1%” à New York, Miami et en ligne, embraye: “C'est très difficile d'élever des enfants dans un environnement privilégié. Je rencontre aussi beaucoup d'enfants qui manquent d'ambition. Pourquoi aller étudier ou travailler quand vous avez tout l'argent dont vous avez besoin?” Basé à Londres, le psychologue Nigel Nicholson, 79 ans, s'attache à maintenir la cohésion au sein des foyers argentés. “ Je cherche à faire travailler la famille ensemble, comme du team building.” Selon lui, les 1% seraient de plus en plus frappés par une forme de crise existentielle. “Parfois, ils ont une peur irrationnelle de tout perdre, pointe Clay Cockrell. Car sans leur argent, qui sont-ils?” La question vaut bien quelques séances chez le psy.

THIBAULT LE BESNE

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YEAH YEAH YACHT

Ils sont de plus en plus gros, de plus en plus luxueux, de plus en plus intimidants: les SUPERYACHTS sont devenus ces dernières années l’un des moyens préférés des ultrariches pour faire étalage de leurs immenses moyens, et pour vivre à distance de la plèbe. Problème: ces navires sont aussi une catastrophe environnementale.

PAR ANAÏS RENEVIER, À SAN FRANCISCO ET BOCA RATON PAR MARGHERITA NASI, AVEC LÉONOR LUMINEAU, À BONIFACIO, CANNES, SAINT-TROPEZ, MONACO ET AUX BALÉARES PHOTOS: LÉONOR LUMINEAU POUR SOCIETY

IL existe au monde une faille spatio-temporelle à l'abri des soubresauts de l'actualité où l'on peut encore rêver d'aventure et de démesure. Cela se passe à Monaco, fin septembre, au moment du Monaco Yacht Show (MYS). Il suffit pour en goûter le parfum de s'acquitter de 500 euros -le prix d'un ticket pour la journée- et de se déchausser.

Vous pourrez alors visiter les plus beaux, les plus grands, les plus onéreux superyachts de la planète. Admirez les innombrables piscines, les jardins, et même la forêt embarquée de l'Alpho, un palace flottant qui s'étend sur 115 mètres et dont le prix de vente est de 300 millions de dollars. Regardez un film dans la salle de cinéma du Victorious, 85 mètres. Prenez l'ascenseur pour monter tout en haut du Triumph, 65 mètres, et découvrez son jacuzzi, son sauna, ses salles de gym et de massage. Ensuite, remettez vos chaussures -de préférence des mocassins ou des escarpins-et promenez-vous parmi les centaines de stands du salon dédiés aux navires de luxe. Vous pourrez choisir la couleur de votre moquette en soie, acquérir un petit hélicoptère pour pouvoir faire vos courses facilement, même lorsque vous êtes en pleine mer, ou une Fiat avec des fauteuils en osier, “idéal pour la plage”. Vous entendrez parler anglais, arabe, russe: la guerre en Ukraine ne pénètre pas la baie naturelle de Monaco, pas plus que la crise énergétique ou l'inflation.

Entre le 28 septembre et le 1er octobre 2022, date de sa dernière édition, 118 superyachts ont été exposés au MYS, pour une valeur combinée d'environ 3,8 milliards de dollars. Ce que l'on appelle une santé insolente. “Les grandes fortunes se sont enrichies pendant la pandémie et ont eu encore plus envie de profiter de la vie. Mués en palaces flottants, les yachts ont bravé les confinements. Plus de 900 superyachts ont été vendus en 2021, contre 500 généralement en une année. Les fabricants sont tous overbookés désormais”, résume Sam Tucker, responsable du secteur superyachts au sein de la société de veille commerciale VesselsValue. Les listes d'attente pour obtenir un bateau s'allongent, tout comme la taille de ces derniers: si on flambait avec un navire de 50 mètres dans les années 1990, il faut désormais dépasser les 100 mètres, soit la longueur d'un terrain de rugby, pour épater la foule. Plus que jamais, tout semble concevable dans le monde de la grande plaisance.

Seule ombre au tableau: alors que la crise climatique s'intensifie chaque jour davantage, le superyacht est une catastrophe pour l'environnement. Et c'est de plus en plus documenté.

Dans son ouvrage Superyachts. Luxe, calme et écocide, le sociologue Grégory Salle détaille l'ampleur des nuisances générées par la grande plaisance: “Il y a d'abord la pollution engendrée par les bateaux eux-mêmes, de l'émission de gaz d'échappement -un plein équivalant à plusieurs dizaines voire centaines de milliers de litres de gasoil- à l'utilisation de peintures antisalissure contenant des substances nocives.

Ensuite, la pollution occasionnée par le comportement des plaisanciers: rejet d'eaux souillées, détritus, détergents. ” Grégory Salle rappelle également qu'un superyacht génère en moyenne “autant de dioxyde de carbone que plus de 200 voitures américaines. La seule flotte des 300 plus gros superyachts en activité émet près de 630 millions de livres (environ 285 000 tonnes) de dioxyde de carbone, soit autant voire davantage que des pays entiers”. Le sociologue cite enfin, en amont des pollutions directement liées à l'usage, le préjudice causé par l'extraction de matériaux utilisés dans la construction de navires, à commencer par le sable. Ou d'autres produits de luxe comme le marbre, importés de tous les coins du monde.

Michel Desse, directeur adjoint de l'École doctorale des sciences de la mer et du littoral, évoque, lui, les pérégrinations des yachts et les requêtes exubérantes de leurs propriétaires: “Construit en Allemagne ou en Italie, le yacht finira sa vie en Floride ou je ne sais où. Entre septembre et novembre, ils sont sous bâche à Palma de Majorque, en attendant d'être embarqués dans des grands navires conteneurs qui les conduisent aux Caraïbes pour la haute saison. Les propriétaires, eux, rejoignent souvent leur yacht en jet privé. Et pour satisfaire leurs besoins culinaires, ils importent de la nourriture de partout dans le monde. ” Le passage continu de navires dans certaines zones fréquentées provoque par ailleurs des niveaux de bruit récurrents qui affectent la faune marine, soulignent Arnau Carreño et Josep Lloret, chercheurs à l'Institut d'écologie aquatique de l'université de Girone. En bref: une horreur.

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Un petit creux à 3h

Symbole de l'hostilité que ce type de navire dégage désormais, à l'été 2022, l'énorme yacht commandé par JeffBezos a failli se prendre des jets d'œufs: le constructeur aux manettes du mastodonte souhaitait démanteler un pont classé aux Pays-Bas pour laisser passer le bateau de son chantier jusqu'à la mer. Face à l'indignation du public, il a finalement opté pour un itinéraire moins polémique. Au même moment, un marin ukrainien tentait de couler le superyacht de son patron, un oligarque à la tête d'une des plus grosses entreprises détenues par le Kremlin dans l'industrie de l'armement. Lancé en juillet 2022, le compte Twitter Yacht CO2 tracker, qui documente les rejets de CO2 de plusieurs yachts de luxe, sur le modèle de ce qui se pratique avec les jets des milliardaires, a déjà plus de 17 000 adeptes.

Pour calculer les émissions de CO2 de chaque navire, le compte reconstruit leur trajectoire et leur vitesse, chaque jour, et les croise avec les données de consommation de carburant des moteurs principaux publiées par les constructeurs. “Et encore, nous ne prenons en compte que le CO2 émis par le déplacement des bateaux, pas l'utilisation des piscines, des spas, des salles de sport, de l'équipement high-tech ni les éventuels tours en hélicoptère, etc. Car ce serait très compliqué”, précise, sous couvert d'anonymat, un militant écologiste aux manettes du compte. Hôtesse sur des superyachts, Maria* raconte avoir repassé des draps soir et matin, pour ensuite les changer tous les deux jours, ou encore séché les parois des douches après chaque utilisation pour le confort des propriétaires: “Généralement, plus le bateau est gros, plus on gaspille. J'ai travaillé sur un 124 mètres. Un jour de fête, on a dû renouveler le buffet toutes les deux heures, y compris la nuit, au cas où quelqu'un aurait un petit creux à 3h.”

“Notre clientèle change. Avant, elle appréciait les grosses voitures qui font du bruit. Désormais, elle se déplace en Tesla et voit plus loin que la Côte d'Azur: en bateau, elle met le cap sur des sanctuaires protégés” Steve Baillet, directeur marketing de Camper & Nicholsons

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Face à ces récriminations, le secteur hurle au bouc émissaire.

Et se défend en essayant de démontrer que les fans de superyachts s'efforcent en réalité de concilier bateaux pharaoniques et transition écologique. “Notre clientèle change, tente ainsi Steve Baillet, directeur marketing de Camper & Nicholsons. Avant, elle appréciait les grosses voitures qui font du bruit. Désormais, elle se déplace en Tesla et voit plus loin que la Côte d'Azur: en navigation, elle met le cap sur des sanctuaires protégés. Bien sûr, les propriétaires de yacht restent en quête d'exceptionnel, mais ils sont attentifs à leur façon de consommer. Nous avons remplacé les bouteilles en plastique par du verre sur nos bateaux: c'est plus élégant, et c'est recyclable. ” Pour la première fois de son histoire, le MYS a également, lors de sa dernière édition, consacré un espace à la “durabilité”. Au Sustainability Hub, les visiteurs pouvaient acheter du shampoing à l'huile d'argan et de coco -“un produit naturel, indispensable sur votre yacht comme dans votre villa”, précisait la vendeuse- ; essayer des vêtements de navigation écologiques taillés sur mesure ; ou encore investir dans un revêtement “antifouling” (une peinture que l'on applique sur la carène d'un bateau afin de protéger la coque) eco-friendly, car “les revêtements traditionnels se désintègrent vite dans la mer, c'est très polluant. Il faut repeindre un yacht treize fois dans sa durée de vie, à savoir 25 ans. Avec notre système, il ne faudra le repeindre que cinq fois”, s'extasiait un représentant du produit. Les exposants avaient été triés sur le volet par la Water Revolution Foundation, financée par des leaders de l'industrie des superyachts et dédiée à l'accélération du développement durable dans le secteur. Son budget? Cinq cent mille euros en 2022, à savoir le prix d'entrée d'un accessoire vendu juste aux portes du Sustainability Hub: un petit sous-marin avec lequel les propriétaires de yacht s'amusent à explorer les profondeurs pendant leurs expéditions.

Président de La Ciotat Shipyards, un chantier naval où transite chaque année 1/7e de la flotte mondiale de superyachts, Patrick Ghigonetto le répète lui aussi: le secteur a pris le tournant vert.

“À La Ciotat, nous avons mis en place un système de traitement des eaux très pointu pour atteindre des niveaux de rejet en mer minimes. Dans le même esprit, nos équipements d'alimentation électrique évitent aux navires d'utiliser leurs générateurs pendant leur arrêt technique. Nous avons aussi installé des nurseries pour développer des populations de poissons. ” Anciennement tourné vers la construction de grosses unités industrielles, le site de La Ciotat a été sauvé de la fermeture en se repositionnant sur le secteur de la rénovation de grands yachts, retrace Patrick Ghigonetto: “Le yacht, c'est un objet de luxe qui crée de l'emploi. Un tableau de grand maître reste sur le mur et ne rapporte rien. Le chantier de La Ciotat, lui, abrite 45 entreprises et fait travailler 1 200 personnes rien qu'en emplois directs. ” De plus en plus de superyachts privés vont même jusqu'à se rêver en sauveurs de la planète. Imaginé par un milliardaire norvégien, REV Ocean ambitionne de nettoyer, étudier et sauvegarder les mers de la planète. Le superyacht à propulsion nucléaire

Earth 300 aspire à transporter des scientifiques du monde entier pour mener des expériences afin de, lit-on sur son site de présentation, “construire la torche olympique de la science mondiale et d'élargir nos connaissances et notre compréhension de l'univers à la fois au-dessus et au-dessous de la surface de l'océan”. Autant d'initiatives que l'on peut trouver sympathiques, louables, insuffisantes, ou regrouper sous le terme suivant: greenwashing. “La prochaine fois que vous verrez une fête sur un yacht de luxe, ne croyez pas que tout le monde est en train de s'amuser, ironise ainsi Grégory Salle. Si ça se trouve, ces gens ne font que mener une expérience en matière de technologie navale. ”

“C'est 60% des revenus du port”

Ces dernières années, c'est sous l'eau que se sont tournés les regards de tous les acteurs soucieux de l'impact environnemental du yachting. Plus précisément sur une plante aquatique: la posidonie. Les herbiers de posidonie sont les poumons de la mer: leur production en oxygène au mètre carré peut être supérieure à celle de la forêt amazonienne. Ils fonctionnent comme des puits de stockage du carbone. Leurs grandes feuilles en ruban servent d'abri à d'innombrables espèces de poissons et constituent une source de nourriture essentielle. La posidonie préserve également le littoral de l'érosion, en contribuant à casser la houle. Même lorsqu'elle échoue sur la plage, sous forme de petits amas d'algues, elle favorise la protection des côtes. Or, cet écosystème d'une extrême importance pour la Méditerranée est menacé. Ces 50 dernières années, les herbiers de posidonie ont connu un déclin global de 34% lié à la pollution, au développement côtier, mais surtout… au mouillage des bateaux. Les superyachts représentent “la première cause de régression des herbiers de posidonie”, accuse même Charles-François Boudouresque. Selon ce biologiste marin, plus l'ancre d'un bateau est grande, plus les dégâts sont importants.

“En termes mathématiques, on dit que l'effet est logarithmique.

Un yacht de 100 mètres représente plusieurs milliers de fois l'impact d'un petit Zodiac de dix mètres. ” En Espagne, les îles Baléares ont décrété depuis 2018 des interdictions de mouillage pour protéger la posidonie. Une initiative pionnière, mais qui ne va pas assez loin, regrettent Natalia Petit et Oliver Valles, cofondateurs de l'association SOS Posidonia: “Pour mettre une amende, il faut prouver que le bateau a effectivement détérioré la posidonie, cela nécessite donc des agents qui viennent le contrôler et consigner les dégâts sous l'eau. Or, il n'y en a pas suffisamment. ”

Silvio, qui travaille pour l'une des 18 patrouilles marines de vigilance mises en place par les Baléares en 2022, met en exergue une seconde difficulté: “Généralement, plus le bateau est gros, plus il se moque de la réglementation. En une année, il n'y a eu qu'une vingtaine d'amendes dressées. ”

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Entre le 6 août et le 13 août 2022, le Symphony, le yacht de Bernard Arnault, a produit 1 400 fois plus de CO2 qu’un Français moyen en une année

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En France, il a fallu attendre 2020 pour que des arrêtés interdisent l'ancrage des navires de plus de 24 mètres -un seuil abaissé à 20 mètres dans certaines zones- sur ces précieux écosystèmes. Les localités les plus prisées par la jet-set ont alors investi dans des méthodes de mouillage alternatives. “La grande plaisance, ce sont 60% des revenus du port”, justifie le directeur du port de Bonifacio, Michel Mallaroni. Pour que cette dernière continue d'amarrer à l'extrême sud de la Corse, il a installé quatorze coffres d'amarrage dans la baie de Sant'Amanza. Ces bouées permettent aux bateaux de mouiller sans risque de labourer la posidonie avec leur ancre et leur chaîne de plusieurs centaines de kilos. “Le coût d'amarrage est proportionnel à la taille du bateau. Il faut compter 800 euros la journée pour un yacht de 50 mètres”, précise-t-il. Financé à 80% par l'État français, le projet a coûté près de deux millions d'euros.

Il a été accueilli avec enthousiasme par les riches navigants, heureux de ne plus être refoulés vers des mouillages “inconfortables”. Mais il a ulcéré les associations environnementales locales U Levante, GARDE et ABCDE qui, en juin 2022, ont écrit à Élisabeth Borne: “On demande au citoyen lambda de voyager moins et moins vite. Or ces projets encouragent la grande plaisance internationale à voyager davantage et à venir en Corse, alors que la Corse est déjà sur fréquentée. ” Gilles Boidevezi, le préfet maritime de la Méditerranée, est sur la même longueur d'onde que le directeur du port de Bonifacio. Pour lui, expliquait-il à Cannes devant un parterre de journalistes en juillet 2022, il faut “agir” -la baie entre Cannes et Antibes a perdu près de 20% de sa posidonie en dix ans-, “tout en préservant la grande plaisance, car c'est une activité vitale pour la région”. La solution? “Installer quinze coffres”, dont le coût moyen à l'unité est de 100 000 euros.

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“Plein de bateaux sont partis en Italie et en Croatie”

À bord d'un Zodiac, Jean-Philippe Morin et Frédéric Thiebaut, du service de l'Observatoire marin de la communauté de communes du golfe de Saint-Tropez, pointent du doigt un bateau de plus de 100 mètres. Il s'agit du Symphony, le yacht de Bernard Arnault, doté d'un héliport, d'un bar, d'un spa, d'un écran de cinéma en plein air, d'une piste de danse, d'un salon de beauté, d'une salle de gym, d'un practice de golf, d'une salle de musique avec piano à queue, d'une bibliothèque, d'un ascenseur pour circuler entre les six ponts et d'une piscine de nage à contre-courant avec cascade. Selon le compte Twitter Yacht CO2 tracker, entre le 6 août et le 13 août 2022, soit en une semaine, ce yacht aurait produit environ 123,8 tonnes de CO en consommant 47 629,9 litres de carburant en naviguant entre l'Italie et la Grèce, soit 1 400 fois plus qu'un Français moyen en une année.

Le patron de LVMH a mis la main au portefeuille pour continuer à mouiller dans la baie de Saint-Tropez, explique Jean-Philippe Morin: “Il a investi dans une bouée qui lui a coûté 600 000 euros, plus quelques dizaines de milliers de redevance chaque année.

Techniquement, c'est une bonne solution. Après, si tous les propriétaires de yacht faisaient la même chose, ils finiraient par privatiser la mer, car il y a interdiction de mouillage dans un rayon de 200 mètres autour de chaque bouée. C'est pourquoi d'autres demandes de bouée privée ont été refusées, comme celle faite par Martin Bouygues. ”

D'après une analyse menée par l'Observatoire marin de la Communauté de communes du golfe de Saint-Tropez, depuis la mise en place de l'interdiction de mouillage pour les bateaux de plus de 24 mètres dans certaines zones, seuls 5% des superyachts présents dans le golfe étaient en situation d'infraction.

“La réalité est certainement moins rose car beaucoup de bateaux coupent leur AIS -le GPS des bateaux- au mouillage, ou déclarent une taille inférieure à la réalité”, pointe Frédéric Thiebaut, qui insiste sur la nécessité d'une coordination européenne au sujet de la grande plaisance, à défaut de laquelle “les yachts fuiront ailleurs. Au Monténégro, par exemple, qui propose de belles infrastructures, des boutiques de luxe et est moins regardant sur les réglementations”. “Une harmonisation au niveau européen, ce serait un rêve!” concorde Thierry Voisin. Le président du Comité européen pour le yachting professionnel (ECPY) raconte qu'à la mise en place des arrêtés sur le mouillage en France, “plein de bateaux sont partis en Italie et en Croatie. Ce n'est pas sûr qu'ils reviennent”. Le yachting est par définition une activité internationale, abonde Éric Mabo, délégué général adjoint de la Fédération des industries nautiques: “Si on ne réglemente pas au niveau européen, on crée de la concurrence entre pays!”

Caroline Roose est plongeuse par passion. Mais aussi députée européenne Les Verts-ALE. Elle milite elle aussi pour une norme européenne, voire mondiale, qui viserait non pas à encadrer la concurrence, mais à limiter les émissions des superyachts. Car les scandales environnementaux sont aussi économiques et sociaux, souligne-t-elle: “Afin d'éviter les taxes fiscales, certains bateaux flottent toute l'année. Beaucoup sont immatriculés dans des paradis fiscaux et bafouent le droit social: certains employés partant de France sont embauchés sous contrat maltais pour profiter de la souplesse du droit du travail et de la faiblesse des cotisations sociales à Malte. On parle souvent des retombées économiques des superyachts, mais le personnel de la construction ou à bord ne profite pas de cette manne. ” Gaspillage ostentatoire, fraude fiscale, délinquance environnementale, greenwashing… Au moment de conclure, Grégory Salle fait le compte: “On tire le fil ténu du superyachting, et c'est toute la pelote du capitalisme fossile qui se dévide. ”

TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR LL ET MN, SAUF MENTION

*Le prénom a été changé.

PAR ANAÏS RENEVIER, À SAN FRANCISCO ET BOCA RATON PAR MARGHERITA NASI, AVEC LÉONOR LUMINEAU, À BONIFACIO, CANNES, SAINT-TROPEZ, MONACO ET AUX BALÉARES PHOTOS: LÉONOR LUMINEAU POUR SOCIETY

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"Plus on montre qu'on est riche, plus on devient riche"

Séries à succès telles que L’Agence ou The White Lotus, films primés (Sans filtre): les riches n’ont jamais été aussi présents dans la pop culture. Et en même temps, ils n’ont jamais été autant vilipendés. Comment interpréter ce paradoxe? Les explications de l’historien Fabrice d’Almeida, professeur à l’université Paris‑Panthéon‑Assas.

PAR EMMANUELLE ANDREANI

Votre livre montre que chaque époque juge ses riches. Comment diriez-vous que la nôtre juge les siens?

Être riche, aujourd'hui, ce n'est plus seulement la puissance, c'est aussi une garantie de célébrité, ce qui est relativement nouveau. D'une certaine façon, les riches ont pris la place des têtes couronnées dans l'imaginaire collectif.

Il existe une fascination envers eux, que l'on voit dans le succès de séries, de magazines et de livres qui parlent du mode de vie des riches, de leurs vastes propriétés, de leur décoration d'intérieur ou d'objets de luxe, etc. Mais dans le même temps, en particulier en France, s'exprime une forme de mépris, voire de jalousie, une vraie haine de classe, tout un discours anti-riches largement diffusé dans l'arène politique.

Ce discours, écrivez-vous, était déjà porté au XIXe siècle par les milieux anarchistes, mais il ciblait l'aristocratie. Vous revenez par exemple sur l'assassinat de l'impératrice Sissi, connue pour son mode de vie fastueux. Aujourd'hui, c'est simplement l'accumulation de l'argent qui est visée? Pas toujours.

Si vous regardez les discours écologistes ou ceux de La France insoumise, les riches sont toujours critiqués comme des fractions d'un système, capitaliste et/ou pollueur. Pour les écologistes, qui remettent en question la logique consumériste, les riches sont obscènes parce qu'ils consomment de façon excessive. Chez LFI, un discours néomarxiste larvé postule que les riches sont l'expression de la domination maintenue, qui ressemble fortement à l'exploitation ouvrière de la fin du XIXe siècle. Pourtant, à mon sens, il peut être intéressant de ne pas considérer les riches comme une classe homogène.

Pourquoi? Parce que en fait, cette soi-disant logique de classe est traversée par de telles contradictions, une telle concurrence entre riches, qu'à mon avis elle en devient inopérante. Bien sûr, il y a des moments de convergence. Mais dans le même temps, il existe aussi des rivalités très fortes entre les milliardaires. Et par ailleurs, il y a différentes façons d'être riche. Un Bill Gates n'en a rien à faire des cercles de relations traditionnels et il est une figure très différente de Steve Jobs, qui lui-même n'en avait rien à faire de la philanthropie, au contraire de Bill Gates.

Et Jobs était très différent d'un Mark Zuckerberg, qui à son tour n'a rien à voir avec un Rockefeller du xixe siècle ou un Bernard Arnault du xxie siècle.

À propos de Zuckerberg, on l'a récemment vu accepter un combat de MMA contre Elon Musk. Entre ça et le luxe débridé des superyachts, par exemple, on a l'impression d'avoir désormais affaire à des riches puérils et sans retenue. Que s'est-il passé?

Le combat entre puissants est une chose ancienne. François Ier et Henri VIII avaient disputé un combat de lutte au camp du Drap d'or en 1520. C'est le provocateur Henri VIII qui avait perdu… Plus tard, au xixe siècle, les riches aspiraient à ressembler à la noblesse. Et les nobles, eux, aspiraient à vivre comme des rois. Donc en gros, tout le monde voulait vivre de la même manière. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, les riches n'ont pas envie de subir un modèle imposé. On est en outre dans un système où on accumule des fortunes très vite et où on les perd rapidement aussi. Regardez ce qui se passe dans le numérique, les cryptos, les NFT...

Des gens nouveaux entrent dans le cercle des riches en permanence, et donc leurs comportements ne sont pas uniformisés.

En même temps, il y a des marqueurs communs: le côté jet-set, avec le sentiment d'une fuite en avant, d'une course à qui possède le plus grand yacht, le plus grand dinosaure, etc. Oui, et au-delà de l'aspect risible du phénomène, cela illustre en réalité une logique économique bien réelle: s'il y a une telle compétition exacerbée pour s'affirmer en tant que membre du club des riches, en s'exhibant de la sorte avec tous les atours du luxe et ces extravagances, c'est aussi parce que plus on montre qu'on est riche, plus on offre de garanties aux autres, aux banques notamment, et plus on va attirer des investissements. Autrement dit, le dicton selon lequel on ne prête qu'aux riches est toujours vrai. C'est la même logique qu'on retrouve avec les classements de grandes fortunes, développés dans les années 1980 par le magazine Forbes aux États-Unis, et un peu plus tard en France par Challenges. D'un côté, certains riches préféreraient ne pas y figurer et tentent de se faire le plus discrets possible. D'un autre, beaucoup demandent à y être et font en sorte que leur fortune soit mise en avant. Souvenez-vous de Kylie Jenner, qui s'est retrouvée en une de Forbes en août 2018 avec ce titre: 'À 21 ans, elle s'apprête à devenir la plus jeune milliardaire du monde. ' En fait, elle n'était pas vraiment milliardaire, et d'ailleurs Forbes a dû amender son article par la suite, mais cette sortie, qui accompagnait le lancement d'un réseau de magasins de beauté, Ulta, l'a sans aucun doute aidée à s'enrichir: un an plus tard, elle a vendu la moitié de son entreprise de cosmétiques pour 600 millions de dollars. Il y a une volonté de se mettre en scène de la part des riches dans les médias, sur les réseaux sociaux, qui est beaucoup plus stratégique qu'avant.

Lire: Histoire mondiale des riches (Plon)

PAR EMMANUELLE ANDREANI

MYSTÈRE

Chasse au fauve dans un jardin anglais

Phénomène étrange: dans la paisible campagne anglaise, les signalements d’apparitions de pumas, panthères et autres grands fauves, qui n’ont a priori rien à faire là, sont de plus en plus fréquents. C’est particulièrement le cas dans la vallée de Stroud, dans le sud-ouest du pays. Où Society est donc parti mener l’enquête.

PAR THOMAS ANDREI, DANS LE GLOUCESTERSHIRE / PHOTOS : THEO MCINNES POUR SOCIETY

Les soirs d'été, Coryn Memory aime s'asseoir avec un verre à l'ombre de la vigne qui recouvre sa porte d'entrée. Entourée de ses plants de tomates, elle regarde la vallée qui somnole face à elle: des champs vert clair séparés les uns des autres par des bois au vert plus dense. Comme les vagues d'une mer changeante, le tableau invite au calme, à la contemplation, à l'imagination. Un jour de juillet 2008, l'herbe venait d'être coupée et des bottes de foin séchaient au soleil. “Nous buvions du thé avec une amie, rejoue la quinquagénaire, pieds nus sous sa robe à fleurs. Soudainement, j'ai entrevu une forme sombre. Dans ces champs, j'ai l'habitude de voir des chiens, des cerfs, des renards. Mais cette bête avait une longue queue noire. Je savais que c'était autre chose.” Le temps que Coryn trouve ses jumelles dans le cabinet blanc derrière la porte d'entrée, l'animal était parti. “Puis je l'ai revu le lendemain, assure-t-elle. J'avais mes jumelles. C'était un animal noir avec un long corps -presque un mètre-, une petite tête et une queue extrêmement longue qui se recourbait à la fin. Il avait l'air de chasser. Il ne bougeait pas comme un chien, il bougeait comme un chat. ” Elle caresse la tête du labrador sombre qui gît au pied de son canapé. “Je l'ai observé pendant cinq minutes, puis il a disparu dans les arbres.”

Dans le civil, Coryn dirige une ONG venant en aide à des victimes d'aphasie, d'infarctus et autres problèmes de santé affectant des patients sur le long terme. Originaire du Lancashire, cette mère de famille n'avait jamais entendu parler de la théorie répandue selon laquelle des fauves (big cats, en anglais) arpenteraient les campagnes des îles Anglo-Celtes. Le phénomène appartient pourtant au folklore local. Au XIIIe siècle, un poème gallois avançait qu'un chat démoniaque avait terrassé 180 guerriers sur l'île d'Anglesey avant d'être abattu par le frère adoptif du roi Arthur. Dans son livre Rural Rides, le journaliste et fermier William Cobbett décrivait lui un félin “grand comme un épagneul”, qu'il aurait vu, dans les années 1760, grimper dans un orme creux près d'une abbaye en ruine du Surrey. Plus de deux siècles plus tard, en 1983, des fermiers du Devon se plaignaient de la mort d'une centaine de moutons, qu'ils attribuaient à “la bête d'Exmoor”.

Le ministère de l'Agriculture décidait d'envoyer une escouade à sa recherche. Plusieurs soldats assureront avoir vu la bête. Un d'eux lui aurait même tiré dessus, mais aucun cadavre ne fut retrouvé. “Aucune preuve crédible ne peut attester de la présence de fauves en Angleterre. Des affaires ont entraîné des enquêtes détaillées, mais aucune preuve n'a jamais été trouvée”, explique un porte-parole du ministère de l'Environnement, de l'Alimentation et des Affaires rurales. Pour autant, les rapports de témoins persuadés d'avoir vu un fauve n'ont jamais cessé. En octobre 2022, un ouvrier expliquait encore avoir été suivi sur deux kilomètres par une panthère noire alors qu'il travaillait sur une voie ferrée du Peak District. Le même mois, une caméra de sécurité capturait des images de ce qui ressemblait à un félin sombre dans un paisible quartier du Cheshire. Enfin, en mars dernier, des touristes étaient persuadés d'avoir vu une panthère longer une autoroute des Midlands.

Coryn Memory, elle, assure avoir été témoin de trois apparitions supplémentaires. L'épisode le plus marquant aurait eu lieu un matin d'automne 2014. Alors qu'elle vient d'allumer sa bouilloire, son ado, Dan, fait irruption dans la cuisine. “Il va manger le chien! Il va manger le chien! Ce chat que tu as vu, il est là!” Coryn court jusqu'au champ au bout de sa rue, saisit son labrador, l'enferme dans le salon, puis ressort, caméra à la main. “Il avait grimpé dans l'arbre, raconte Dan. Je me rappelle avoir dit que c'était comme les chats qu'on voyait dans les documentaires à la télé. ” Coryn regarde dans l'arbre, avant de baisser les yeux. L'animal renifle le tronc, puis tourne la tête. “Il m'a regardée droit dans les yeux, dit-elle. J'avais peur qu'il m'attaque, mais on dit de ne jamais les quitter du regard, alors j'ai reculé jusqu'à ce que je ne le voie plus, et je suis allée sonner chez mon voisin. ” Le voisin, Martin, avait déjà vu un fauve dans le champ d'en face. Un autre dit en avoir croisé un en chassant le lapin. “Dans la région, si 30 personnes sont dans une pièce, une d'elle te dira toujours qu'elle a déjà vu un fauve, garantit Coryn. Un jour, j'achetais des poires et le maraîcher racontait qu'il en avait vu un. Un autre, un ami qui ne me croyait pas, m'a appelée pour dire qu'il avait vu un puma sur un terrain de polo. Il y a beaucoup de bois où ils peuvent se cacher dans la région, et plein de cerfs, de lapins et de souris à manger. ” Le temps que Martin et Coryn arrivent sur place, le fauve avait disparu. “J'étais navrée de ne pas l'avoir filmé , s'excuse la mère de famille. Les gens disent toujours que s'il y avait des fauves ici, on aurait plein de vidéos. Mais il faut enclencher la caméra et quand tu as un fauve à 30 mètres de toi, je peux te dire que ce n'est pas ta priorité. Mais j'ai autre chose. ” Ses lunettes au bout du nez, Coryn montre une vidéo capturée en 2009. On reconnaît le champ d'en face. Une bête qui paraît trop grande pour être un chat d'appartement renifle le sol. Sa façon de se mouvoir rappelle plus un documentaire animalier qu'un chaton jouant sur une moquette. Ces images ressemblent à toutes celles que les témoins et enquêteurs du phénomène utilisent pour accréditer leur thèse: souvent capturées de loin ou à la va-vite, de mauvaise qualité, elles ne permettent jamais d'apporter une preuve irréfutable de la présence de gros félins dans la campagne anglaise. Mais elles posent toujours au moins une question: si ces bêtes ne sont pas des fauves, que sont-elles ?

En octobre dernier, un ouvrier expliquait avoir été suivi sur deux kilomètres par une panthère noire. Le même mois, une caméra de sécurité capturait des images de ce qui ressemblait à un félin dans un paisible quartier du Cheshire

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“Je l'ai vu très clairement”

Ancien fonctionnaire, Rick Minter est l'auteur d'un livre paru en 2011, Big Cats: Facing Britain's Wild Predators , et le présentateur de Big Cat Conversations , un podcast sur le sujet créé avec son fils en 2019. “On me rapporte en moyenne 150 apparitions par an, relate-t-il. Elles me paraissent crédibles neuf fois sur dix. Quand on me dit que les pieds étaient énormes ou que le corps avait l'air plus haut vers les pattes arrière, ce genre de détails banals et ennuyeux, je me dis que ça ne peut pas être une invention. ” Afin d'éviter la chaleur précoce de cette fin de printemps, Rick a donné rendez-vous à Coaley Peake, d'où l'on peut admirer le fleuve Severn et une centrale nucléaire près de laquelle “une queue de fauve a été prise en photo”. Pas forcément aidé par le léopard en carton qu'il pose contre une clôture, Rick Minter souhaite prouver que les membres de la big cat community sont des gens normaux issus de milieux divers. Il a donc invité Paul Ramsden à partager son expérience. Si Rick se décrit en “lecteur du Guardian issu de la classe moyenne” , Paul, tatouages bavant sur des avant-bras bronzés, gagne, lui, sa vie en livrant du matériel de bricolage dans un van rouillé. Il a longtemps braconné. Un jour, dans le Dorset, Paul était au volant de sa voiture quand il a vu “un grand fauve noir au bord de la route entre deux haies, narre-t-il. Il faisait très beau, je l'ai vu très clairement”. Comme toujours, il était flanqué de trois chiens de chasse: Spud, Evie et Tilly. “Ils n'avaient peur de rien. Ils couraient après les cerfs. Mais quand nous sommes retournés sur place, ils se sont cachés derrière moi. Ils ne bronchaient pas, la queue entre les pattes. Ça a confirmé ce que je pensais avoir vu.” Les bras croisés, Rick Minter commente: “Un quart des témoins nous disent que leur chien a agi comme ils ne l'avaient jamais vu agir auparavant. Ou faire un bruit qu'ils n'avaient jamais entendu.”

Son récit terminé, Paul tend une main ferme et part travailler. Rick Minter invite à grimper dans son utilitaire à destination d'un lieu qui, il l'implore, doit rester secret. “C'est une vallée cachée seulement connue des locaux, dit-il derrière le volant, vitre baissée. On a un accord avec l'organisme qui gère le coin. On ne peut pas briser sa confiance et risquer d'attirer des chasseurs de trophées.” Trente minutes plus tard, le retraité traverse une allée d'orties comme si ses mollets blancs ne sentaient rien. Dans un sous-bois, il montre des sentiers à la végétation discrètement usée par le passage “d'autres mammifères” tels des cerfs, des renards ou des blaireaux. “Un fauve emprunterait aussi ces voies lors de ses visites . Ce n'est pas une jungle luxuriante comme la péninsule malaise, mais c'est structurellement similaire. Ils peuvent se cacher dans ces broussailles et observer leur proie dans la vallée, avant de bondir dessus. ” Il plie ses rotules et touche le sol. “Il a peu plu depuis avril. Sinon, on pourrait voir des empreintes. Parfois, ça ressemble à des pattes de chien. Mais d'autres ont vraiment l'air d'avoir été laissées par des fauves, toutes griffes dehors. ” Il se redresse et s'interrompt. Ses yeux s'ouvrent plus largement, se dessine sur son visage une expression mêlant incrédulité et une sorte d'excitation de gamin émerveillé. “Et parfois, je vois des choses comme celles-ci et je ne suis pas sûr de quoi penser. ” Son index pointe un grand hêtre au tronc épais dont l'unicité lisse de l'écorce est troublée par une quinzaine de marques, comme un gribouillis d'enfant sans couleurs. Certaines égratignures sont superficielles, d'autres sombres et profondes de deux millimètres. Creusées dans la peau d'un homme, elles auraient provoqué de longs filets de sang. “On voit deux jeux de marques , analyse Rick Minter. Celles du bas ont dû être faites par les bois d'un cerf. Mais celles qui sont plus haut… Cela pourrait être un fauve. J'aurais aimé les voir quand elles étaient plus fraîches. ” Dans cette vallée sauvage, quatre apparitions ont été signalées par des marcheurs. Alors, la big cat community a installé des caméras censées se déclencher si un animal passe devant. Rick Minter s'approche de l'une d'elles, attachée à un marronnier, en retire la carte SD. “Allons au pub regarder ce qu'il y a dessus!”

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“On me rapporte en moyenne 150 apparitions par an. Elles me paraissent crédibles neuf fois sur dix” Rick Minter, auteur de Big Cats : Facing Britain's Wild Predators

Dans les cargos de l'Empire britannique

Une table a été réservée pour 13h30 à l'Amberley Inn. Devant une pinte de jus d'orange coupée à la limonade, Minter insère la carte SD dans son ordinateur. “Bon. Il n'y a rien dessus, annonce-t-il, cliquant plusieurs fois sur les fichiers vides. C'est bizarre. Même pas un écureuil. Désolé…” Mais il a d'autres munitions sur son disque dur. Pendant une heure, l'expert commente un PDF qu'il utilise pour des talks et présentations à des foires campagnardes. “J'ai personnellement trouvé deux carcasses de cerfs fraîchement mangées près du bois où nous étions plus tôt , assure-t-il en faisant défiler des photos d'animaux dévorés par une bête non identifiée. On voit que c'est fait de façon clinique. L'animal qui a fait ça a levé des filets de cerf. Un gros chien pourrait en tuer un, mais il ne le mangerait pas si proprement.”

Minter arrache une bouchée de son burger au chèvre et à la betterave puis enchaîne sur une image d'un puma photographié en 1974 dans un parc royal près de Chelsea. Il raconte que les cargos de l'Empire britannique commencèrent à transporter des léopards noirs “de la péninsule malaise jusqu'aux docks de Liverpool” dès l'ère victorienne. Rapidement, avoir un grand fauve pour animal de compagnie serait devenu chic et relativement courant. Des bêtes exotiques étaient vendues chez Harrods, on promenait des guépards sur Hyde Park, d'autres félins servaient de système de sécurité dans des boucheries.

“Puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, le pays a connu des pénuries de viande. C'est devenu compliqué de maintenir une collection de carnivores en vie chez soi. ” Des fauves auraient alors été rendus à une nature à laquelle ils n'appartenaient pourtant pas. Une deuxième vague aurait suivi en 1976, quand la Chambre des communes vota le Dangerous Wild Animals Act, une loi obligeant les propriétaires de fauves à les enfermer dans des enclos et à payer une taxe à laquelle beaucoup auraient refusé de se soumettre. D'autres félins auraient alors été relâchés. Selon Rick Minter, ces anciens animaux domestiques se seraient rencontrés, auraient croisé la route de fauves issus d'un trafic illégal plus moderne et fait des petits.

Mieux que des images floues, la preuve ultime des allégations de la big cat community serait sur le point de sortir. Après avoir retrouvé un mouton mort, un fermier du Gloucestershire contactait en 2022 Dragonfly Films, une boîte de production en pleine préparation d'un documentaire sur le phénomène. Durant le tournage, un poil aurait été retrouvé sur un fil barbelé et envoyé à un laboratoire, qui aurait conclu avec 99% de certitude qu'il appartenait à une panthère. “Certains sceptiques disent que les gens voient ce qu'ils ont envie de voir, conclut Rick Minter. Mais dire que les campagnards s'ennuient et voient des choses qui ne sont pas là, c'est de l'élitisme métropolitain. Les fermiers qui retrouvent leurs moutons éventrés ne fantasment pas sur les grands fauves. La seule raison pour laquelle ils rapportent les apparitions, c'est pour alerter leurs voisins. ” Chez Coryn Memory, les stores sont baissés et dessinent des rayures sur la table basse. On entend le Londres-Gloucester filer au loin. De son canapé, elle jette parfois un regard à travers la partie basse de sa baie vitrée, qui laisse entrevoir le champ où elle aurait aperçu son premier fauve. “La batterie de la caméra est chargée, les jumelles sont prêtes, dit-elle en faisant tinter les glaçons dans son jus de pomme. Tout ceci a ajouté une nouvelle dimension à mes promenades. Je fais plus que marcher: j'analyse le terrain. Et à chaque fois que je regarde à travers la fenêtre, je m'attends à voir un fauve en train de chasser.”

PAR THOMAS ANDREI, DANS LE GLOUCESTERSHIRE / PHOTOS : THEO MCINNES POUR SOCIETY

RÉCIT

34°55' N, 19°45' E

Depuis neuf ans, les activistes d' Alarm Phone tiennent une ligne téléphonique destinée à recueillir les SOS de migrants en détresse en Méditerranée , et à les aider. Dans leurs oreilles, de la peur, de la souffrance, des vies brisées, l'inaction des autorités européennes et la brutalité des milices. Comme ces quelques jours de mai dernier lors desquels ils ont tenté de porter assistance à un chalutier parti de Libye.

PAR ROBIN BOUCTOT - ILLUSTRATIONS : MARIE LARRIVÉ POUR SOCIETY

Quelque part en Méditerranée, un bateau de pêche fantomatique et rongé par la rouille fend les flots. Il n'a pas de radio, pas de feux, pas de radar, n'émet aucun signal. Son moteur tousse, menaçant. Que voient les marins qui le croisent au large à travers leurs jumelles? Un mirage? La vision est irréelle, terrifiante. Une masse de corps en équilibre sur un rafiot pourri. Ils sont des centaines, entassés sur un chalutier conçu pour une dizaine de personnes. Terrorisés et épuisés, ils voguent vers l'Europe depuis des jours, difficile de dire combien.

À bord, Nour, 21 ans. Il vient de Syrie, sa famille est réfugiée en Jordanie, mais leur situation est intenable. Il a tout vendu pour payer le voyage. Bassem, syrien également, est docteur. Il a embarqué avec sa mère, atteinte d'un cancer. Près d'eux, une maman et ses deux enfants. Le père est mort dans un naufrage quelques mois plus tôt. Plus loin, un bébé de 1 mois. Le temps s'étire et ne veut plus rien dire. Il n'y a que la mer, à perte de vue.

23 MAI 2023

12H50. Dans un appartement d'une grande ville du Nord de l'Allemagne, Hannah* et Ida* allument ordinateurs et téléphones. Sur les écrans: des cartes de la Méditerranée centrale et de la mer Égée, des bases de données et des outils de tracking maritime et aérien. Un point avec l'équipe de permanence du matin -“jusque-là, c'est plutôt calme” -, et les deux activistes du réseau Alarm Phone prennent le relais pour six heures de veille aux frontières de l'Europe.

15H27. Le téléphone de shift sonne. Ligne d'urgence ouverte il y a neuf ans, son numéro est largement partagé de part et d'autre de la Méditerranée. C'est un appel satellitaire. Au bout du fil, des cris, des bruits confus et finalement, un homme, Ali*, qui s'exprime en arabe. Hannah ne comprend pas, tente l'anglais et le français, sans succès, bafouille deux-trois phrases types, note le numéro et promet de rappeler très vite. Quinze minutes plus tard, un activiste arabophone les rejoint, est rapidement mis au courant de la situation, et la connexion est rétablie. D'abord, se présenter et mettre en confiance: Alarm Phone est un réseau militant international, solidaire, qui se bat pour la liberté de circulation, et les activistes sont là pour les aider autant que possible. “OK. ” Ida note: “Cas AP0699.” Le 699e appel à l'aide de l'année.

Le bateau a quitté Tobrouk, dans l'Est de la Libye, il y a plusieurs jours. Ali croit que c'était il y a une semaine. D'autres évoquent un départ dans la nuit du 19. Chaque recoin est occupé, de la cale à la salle des machines. Les deux ponts sont pleins à craquer. Les bagages sont interdits pour ne pas gaspiller d'espace. Les passeurs ont fait payer le voyage entre 3 000 et 6 000 euros -parfois après des mois de menaces et de chantage auprès des familles des personnes engagées dans la traversée, qu'ils gardaient enfermées dans de vieilles baraques insalubres. D'autres sont arrivés légalement par avion trois semaines avant le départ. Cinquante-cinq enfants sont à bord. Et 45 femmes, dont plusieurs sont enceintes, et une, ou peut-être deux, sur le point d'accoucher, répond Ali aux questions protocolaires d'Alarm Phone. La plupart des passagers sont syriens, égyptiens, pakistanais ou bangladais. Ils veulent rejoindre l'Italie, mais le moteur ne fonctionne plus. Le navire prend l'eau, et certains commencent à paniquer. “Quelles sont vos coordonnées GPS?” Un temps de flottement, puis l'homme dit et répète: “34°55' N, 19°45' E.” “En SAR maltaise”, confirme Ida. Sur le papier et d'après les conventions internationales, la mer est découpée en plusieurs zones SAR (Search and Rescue), de grands rectangles biscornus sur les cartes maritimes, distribués entre États, ensuite légalement chargés des opérations de recherche et de sauvetage. En Méditerranée, ces immenses étendues sont souvent ignorées par les autorités responsables, en contradiction totale avec le droit international et maritime. “Dans la SAR de Malte, les gardes-côtes ne répondent plus au téléphone depuis des années. Pire, ils interdisent aux cargos et aux navires à proximité de porter assistance.”

16H04. Centre de coordination des sauvetages (RCC) de Malte, sur les hauteurs de La Valette. Notification de mail: “Cher officier de service. Notre hot-line a été alertée par un appel de détresse provenant d'un bateau en mer. ” L'opérateur prend connaissance de la dernière position GPS du navire, du fait qu'il n'y a pas de gilets de sauvetage à bord et que les passagers, en danger, appellent à l'aide, mais ne répond pas au mail d'Ida. Silence radio. Vingt-cinq minutes plus tard, le téléphone du RCC sonne. C'est Hannah. “Oui, oui, on a bien reçu votre mail, on va s'en occuper. ” Lapidaire, “mais une réponse, c'est déjà plus que d'habitude” , note l'activiste, méfiante par expérience. Militante depuis la création d'Alarm Phone -fondé par une constellation de chercheurs et de militants d'Europe et d'Afrique du Nord décidés à trouver un moyen collectif pour sortir de l'impuissance-, Hannah a affronté “tant de cynisme et mensonges” des autorités qu'elle sait “l'impossibilité de se fier à leur parole” . En copie du mail, des responsables de l'ONU, les gardes-côtes et, surtout, les navires de la flotte civile. Malheureusement, ils sont tous très loin. Le Life Support , de l'ONG de sauvetage en mer Emergency, patrouille en SAR libyenne, entre les longitudes de Tripoli et Misrata, quand l'alerte d'Alarm Phone tombe. Albert Mayordomo, le chef des opérations, s'installe à la table à cartes et commence à calculer la meilleure route. “Les 500” font forcément route vers le nord. Le Life Support est à une trentaine d'heures de navigation.

C'est beaucoup, mais qu'importe, ils sont les plus proches, et le capitaine décide de mettre le cap sur le point GPS du bateau en détresse. “Cette route qui part de l'Est de la Libye est récente et très dangereuse , explique Albert . Entre les autorités maltaises et les Libyens, les personnes qui tentent la traversée ne peuvent compter sur personne. Et comme c'est une zone très éloignée, les navires de sauvetage de la flotte civile y sont plus rarement.” Sur le pont, Albert fait le topo à l'équipage. En route, la peur au ventre.

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17H. À bord du chalutier, la situation est critique et l'angoisse s'installe. Rares sont ceux qui ont encore un peu d'eau potable. Les gorges sont sèches. Quelqu'un hurle. “On va couler!” Les fuites s'aggravent et les passagers n'ont aucun moyen de pomper tout ce qui s'engouffre dans les cales. Alourdi, le bateau s'enfonce lentement. Beaucoup tentent de rejoindre le pont supérieur. Un homme, mécanicien de métier, s'est faufilé jusqu'au moteur et tente d'identifier la panne. Sans machines, à la merci des vagues et des courants, le bateau oscille dangereusement de bâbord à tribord. Seule bonne nouvelle: sa dérive semble le guider un peu plus loin dans les eaux de la SAR maltaise, et donc les protéger d'un retour en Libye. “Au téléphone, les gens nous disent souvent qu'ils préfèrent se jeter à l'eau plutôt que de retourner dans l'enfer de la Libye”, rapporte Hannah, qui affirme que les “soi-disant” gardes-côtes libyens (qualification sur laquelle insistent tous les activistes engagés en Méditerranée, qui refusent de leur reconnaître le statut) se sont déjà aventurés dans la SAR maltaise à plusieurs reprises ces dernières années, en collaboration avec les autorités de La Valette. D'énormes cargos, lancés à pleine vitesse, passent au loin. Depuis le début de l'après-midi, Nour ne s'éloigne pas du téléphone satellite, qui passe de main en main, et il essaie de suivre les échanges. “À un moment, on a réussi à avoir un appel avec les Italiens, et ils nous ont promis qu'ils allaient faire quelque chose. On les attendait… ”

18H. Hannah et Ida sont plongées dans l'étude des cartes de trafic maritime en temps réel. Le Siargao , porte-conteneurs de 172 mètres, est à seulement quelques milles. “Contrairement aux RCC, on n'a aucun moyen assez puissant pour entrer directement en contact avec les navires. On doit se débrouiller avec les numéros des compagnies d'assurance et creuser toutes les pistes jusqu'à obtenir un contact à bord. Et là, on tombe dans le millefeuille capitaliste. Parfois, on se retrouve au téléphone avec des bureaux à Hong Kong ou en Inde… ” Elles tentent le coup avec le standard de la compagnie maritime Briese, mastodonte de la logistique. “On me passe quelqu'un qui semble connaître Alarm Phone et ce qu'on fait. Apparemment, ils ont déjà secouru plusieurs milliers de personnes. Certains de leurs capitaines naviguent parfois avec Sea-Watch (ONG allemande de sauvetage en mer, ndlr) . Super! ” Même abîmée, la solidarité entre gens de mer reste “une valeur fondamentale pour plein de marins” , insiste Hannah, témoin de plusieurs sauvetages ces dernières années.

“Au téléphone, les gens nous disent souvent qu'ils préfèrent se jeter à l'eau plutôt que de retourner dans l'enfer de la Libye” Hannah, activiste d'Alarm Phone en Allemagne

Plusieurs histoires ont pourtant servi de leçon et de menace pour les compagnies - le pétrolier danois Maersk Etienne bloqué en mer pendant plus d'un mois et interdit de débarquer les 27 migrants qu'il avait secourus, ou un capitaine condamné en Italie pour avoir porté assistance à des migrants en détresse. “Le gars de Briese dit qu'il va me trouver le contact du Siargao et faire pression sur les autorités de Malte. Je lui laisse le numéro du téléphone satellite des 500.” La nuit tombe. “Je n'ai plus de nouvelles de Briese. Leurs bureaux ont fermé et leur ligne sonne dans le vide. J'avais beaucoup d'espoir, mais rien ne s'est passé. Le Siargao n'a pas dévié de sa route”, retrace Hannah, désolée. Les activistes d'Alarm Phone maintiennent le contact avec les passagers du bateau, relancent continuellement les autorités et leur transmettent consciencieusement les relevés GPS des 500. Impossible de savoir si une opération de secours est engagée, le RCC de Malte ne répond pas.

24 MAI

MINUIT. Le pont inférieur est sous l'eau. Les passagers suffoquent, les uns sur les autres. Le silence, quelques pleurs, et le clapot des vagues contre la coque. Quelqu'un crie: un énorme navire leur fonce dessus. Ils vont se faire broyer. Panique générale. Ceux qui peuvent agitent le flash de leur téléphone au-dessus de leur tête. Le cargo se détourne au dernier instant. Dépité, le binôme d'Alarm Phone de permanence pour la nuit en déduit qu'aucun message d'alerte n'a été envoyé par les autorités aux bateaux qui circulent dans la zone.

06H20. Désespérés, épuisés et déshydratés, les occupants du chalutier bleu ciel appellent encore une fois à l'aide. “Est-ce que quelqu'un va venir?” Ils sont toujours en SAR maltaise. 34°57' N, 019° 34' E. Le binôme d'Alarm Phone de veille repère un navire dans le secteur, le Tareq Bin Zeyad.

Dans la matinée, un petit avion survole le bateau. Il prend des photos.

10H. Alarm Phone a perdu le contact depuis le lever du jour. La ligne sonne dans le vide, mais le crédit du téléphone satellite des 500 a diminué. L'appareil est utilisé pour échanger avec quelqu'un. Impossible de savoir qui. Que se passe-t-il?

11H30. Aérodrome de l'île de Lampedusa, au sud de l'Italie. Tamino enfile sa combinaison orange fluo. Un petit signe antifasciste est brodé sur l'épaule droite du jeune homme, à la tête des opérations aériennes de Sea-Watch, qui survole la Méditerranée depuis des années pour appuyer les recherches et documenter les multiples crimes des gardes-côtes européens et libyens en mer. Briefing: 500 personnes, en détresse et à la dérive depuis plusieurs jours ne répondent plus. Les autorités ne font rien. Plusieurs navires de la flotte civile accourent aussi vite que possible, mais ils sont encore loin. Objectif: les localiser et coordonner le sauvetage. L'équipage traverse la piste en vitesse et s'engouffre à bord du Seabird 2, le petit bimoteur de l'ONG.

Pendant ce temps, à Malte, des militants essaient de faire monter la pression sur les autorités et relancent les journalistes pour faire du bruit dans la presse locale. Cetta Mainwaring, sociologue spécialiste des frontières, écrit au Premier ministre, aux forces armées et au ministère de l'Intérieur et de la Sécurité. “On essaie de les forcer à intervenir et à rendre des comptes. On sait qu'ils sont au courant, mais qu'ils refusent d'agir. Leur attitude est criminelle”, insiste-t-elle. Dans un article publié dans Echoes en mars dernier, elle chiffrait à 413 le nombre de bateaux de migrants et à plus de 20 000 celui de personnes en détresse en SAR maltaise pour lesquels aucune mission de secours n'a été déployée en 2022. Les forces armées ont porté assistance à seulement trois embarcations.

Minuit. Le pont inférieur est sous l'eau. Les passagers suffoquent, les uns sur les autres

14H. Les activistes scrutent la mer, les yeux collés aux hublots de l'avion. Il y a du vent, un peu de vagues. Le pilote ratisse la zone, vole le plus bas possible dans l'espoir de repérer un signe, un bout de métal, quelque chose. Tamino contacte par radio les cargos qui ont peut-être aperçu un écho non identifié sur leurs écrans radars. “Rien à signaler. ” Le FGS Bonn , navire militaire allemand, 174 mètres de long, équipé d'un hôpital, de puissants moyens radars et membre de l'opération Irini (mission européenne qui contribue notamment à la formation et au renforcement des capacités des gardes-côtes libyens), est repéré à 55 milles nautiques de la dernière position connue du bateau en détresse. Il ne sait rien.

16H. Le chalutier bleu est tracté par une lourde corde. À bord, tout le monde est abattu. Les hommes du navire qui les remorque sont libyens. Tout à l'heure, en les abordant, ils n'ont pas hésité à les insulter et les menacer avec leurs fusils d'assaut. “Même les femmes et les enfants”, assure Nour. Certains ont l'air fous.

Alarm Phone continue d'appeler toutes les 20 minutes le téléphone satellite des 500. Ça sonne, mais toujours pas de réponse. Les multiples mails aux autorités italiennes et maltaises ne changent rien: impossible de savoir si une quelconque opération de secours a été engagée. Agacé, un officier du RCC de Malte se dit “trop occupé” et raccroche. L'inquiétude monte.

19H10. Le Seabird 2 atterrit à Lampedusa. Les visages sont sombres. “Est-ce qu'on a cherché au mauvais endroit? s'inquiète Tamino. Non, c'est pas possible, on a survolé toute la zone... ” Une soirée pénible commence. “Tu sais que 500 personnes sont en détresse en mer. Comment tu peux penser à autre chose? Est-ce qu'ils ont fait naufrage? À ce moment-là, c'est bizarre, mais tu commences presque à espérer un pushback. Pourtant, on sait ce qu'une interception signifierait... ” Les pushbacks , ou “refoulements brutaux” de migrants vers l'endroit d'où ils sont partis sans étudier leur demande d'asile, sont une pratique illégale documentée depuis plusieurs années par la presse et des associations, qui accusent les gouvernements européens et l'agence Frontex d'y avoir recours et dénoncent des atteintes aux droits de la personne.

25 MAI

MINUIT. Le Life Support de l'ONG Emergency arrive enfin sur zone et commence ses recherches par le nord de la dernière position connue. Des quarts s'organisent toute la nuit pour scruter les flots sombres et, peut-être, apercevoir la forme du chalutier. “On cherche aussi des débris, des vêtements ou des corps qui flottent, rappelle Albert Mayordomo à l'équipage. On se base sur des estimations et des hypothèses. Mais il est possible qu'ils ne soient pas par ici, on n'a eu aucune coordonnée GPS depuis 6h hier.” Au petit matin, le Humanity 1 et l'Ocean Viking se joignent aux recherches.

Le silence, quelques pleurs, et le clapot des vagues contre la coque. Quelqu'un crie: un énorme navire leur fonce dessus

PEU AVANT 13H. Marseille. L'orage vient de s'abattre sur la ville, et Angela* est trempée jusqu'aux os lorsqu'elle pousse la porte de l'appartement d'Elena*. Les deux militantes allument leur ordinateur et leur monde se met sur pause: il n'y a plus que les frontières, les bateaux, Frontex, la Libye. Le binôme, déjà alerté de la situation, prend la suite de la permanence d'Alarm Phone pour l'après-midi. Le contact avec les 500 est perdu depuis une trentaine d'heures. “C'est un truc de fou, ce bateau ne peut pas s'être volatilisé!

Peut-être que leur moteur a redémarré et qu'ils sont en route vers l'Italie. C'est l'hypothèse optimiste… ” En parallèle, elles prennent connaissance de quatre autres “cas” en cours. Il semblerait qu'un second chalutier, également parti de Tobrouk et avec 700 personnes entassées à son bord, se trouve quelque part en Méditerranée centrale. La situation est confuse, mais la rumeur d'un sauvetage par les gardes-côtes italiens circule. Vingt-sept personnes se sont fait prendre en SAR libyenne et se font reconduire par un navire marchand vers Benghazi. Il y a un autre bateau “pour lequel on a très peu d'infos”. Et une embarcation qui tente la traversée de la Manche vers l'Angleterre, liste Elena quelques jours plus tard, au fond d'une petite brasserie anonyme. Invraisemblable routine aux frontières de l'Europe. “Il faut le dire et le redire: les gens continueront à essayer de passer, quels que soient les moyens déployés, les drones, les barbelés, les murs. Ils prennent juste des routes toujours plus dangereuses. ” Au 26 juin, l'Organisation internationale pour les migrations répertoriait au moins 1 997 personnes mortes ou disparues en mer depuis le début de l'année 2023.

13H30. Le Seabird 2 survole à nouveau la zone. Les yeux s'abîment à scruter la mer. Il n'y a plus vraiment d'espoir. Le bateau a disparu. Un avion de Frontex vole également dans le secteur. “Eux, ils ont un matériel et des technologies de dingue. Ils voient tout, sont au courant de tout, mais ils ne disent rien” , lâche Tamino, écœuré et lucide sur le rôle actif de la puissante agence européenne dans la coordination des pushbacks. Par mail, Frontex confirme que l'un de ses avions a repéré le bateau dès le 23 mai, ainsi que “deux autres chalutiers avec plus de 500 personnes à bord”, et assure avoir informé les autorités maltaises et italiennes. “Au moment des observations, les trois navires naviguaient sans signes de danger grave ou imminent”, assure l'agence.

17H. Angela et Elena poursuivent leur travail de fourmis et enquêtent sur le Tareq Bin Zeyad. Le bateau a coupé son émetteur satellite à 6h10, proche du chalutier des 500. La compagnie des Émirats arabes unis qui l'exploitait sous le nom de Charlie 4, s'en est séparé quelques semaines plus tôt, et son nouveau nom correspond à celui d'une milice libyenne. Le téléphone de shift sonne. Un jeune homme veut savoir si son frère est vivant. Il semblerait qu'il soit sur l'autre bateau, “celui des 700”, qui a bien été assisté par les gardes-côtes italiens. Exceptionnellement, Elena continuera d'échanger avec lui jusqu'au lendemain.

“On est obligés de circonscrire notre action quand même, sinon on ne s'en sort pas. Notre capacité d'intervention se limite au moment en mer. On se réjouit s'ils arrivent à débarquer, mais c'est bizarre, car on sait que derrière il va y avoir des expulsions, les camps, etc. On est démunis par rapport à toutes les horreurs qu'ils vont subir en Europe , soupire l'activiste, engagée depuis quatre ans avec Alarm Phone, qui sait la nécessité du cloisonnement pour ne pas sombrer. Ce n'est pas toujours facile de revenir, de reprendre pied à Marseille quand on sort d'un shift . Nous, nos vies ne sont pas en danger. Mais les histoires ne s'arrêtent pas quand on part boire un verre. ” Une autre militante du groupe marseillais confie: “Moi, je ne peux plus regarder la Méditerranée sans penser aux personnes en mer. Et la nuit, je ne peux plus entrer dans l'eau. ” Toutes ont vécu des naufrages par téléphone, portent en elles des traumatismes et des souvenirs lourds. “Mais on doit transformer notre colère et notre tristesse en lutte”, confient-elles à la terrasse d'un bar de la Plaine.

19H53. Appelé par Alarm Phone, un officier italien assure aux activistes qu'ils n'ont “pas de raison de s'inquiéter”. En réalité, le chalutier, toujours remorqué, se rapproche des côtes libyennes. À bord, Nour a la mort dans l'âme.

26 MAI, BENGHAZI

Des hommes cagoulés et en tenue de camouflage amarrent le bateau bleu à quai dans le port de Benghazi. Les militaires sont bien membres du groupe armé Tareq Bin Zeyad, l'un des plus puissants dans l'Est libyen, la zone contrôlée par le maréchal Haftar. Sur les pages Facebook des miliciens, des photos du chalutier. On les voit encadrer des hommes et des femmes aux visages marqués. Un couffin. Des enfants assis par terre. Deux militaires posent fièrement devant le bateau. Dans un rapport fouillé, Amnesty International accuse le groupe armé de mille horreurs à l'encontre de la population et des migrants, perpétuées en toute impunité depuis 2016. Torture, viols, détentions arbitraires, meurtres, déportations aux frontières, en abandonnant parfois des groupes entiers dans le désert sans eau ni nourriture. Peu après le débarquement, Nour, Ali, le médecin, sa mère et tous les autres sont conduits de force dans une prison surchargée de Benghazi, Ganfuda. “Ils nous insultaient, nous humiliaient, nous frappaient, raconte Nour sur WhatsApp quelques semaines plus tard, caché avec d'autres Syriens dans une maison dont ils n'osent pas sortir. On a été libérés après avoir payé la rançon, une dizaine de jours plus tard. Mais ils ont gardé beaucoup de passeports et ont volé nos affaires. Tant qu'on reste à l'intérieur, ça va. Mais si on sort, on peut se faire kidnapper, racketter ou tuer. Il y a des gangs partout ici.”

Une vidéo de propagande libyenne est diffusée sur le Twitter de “Rgowans”, un compte mystérieux qui partage depuis des années des informations privilégiées des gardes-côtes libyens. Quelques semaines plus tôt, des activistes italiens ont découvert l'existence de liens entre ce compte et l'agence européenne Frontex. Sur la vidéo, le chalutier des 500, sous escorte militaire. Le pushback est confirmé, manœuvré par le Tareq Bin Zeyad. “Il a sans doute été coordonné par les autorités maltaises, et les autorités italiennes étaient au courant. Peut-être même avec l'aide de Frontex , suppose Elena, rageuse. Ce qui est sûr, c'est que les Libyens ne se seraient jamais aventurés si loin dans la SAR maltaise sans accord et sans informations. Ce n'est peut-être pas un naufrage cette fois, mais il faut quand même réaliser ce que ça veut dire de renvoyer des gens en Libye. Cette histoire est emblématique du cynisme et de l'impunité des autorités européennes, dont l'attitude dépasse largement la simple complicité.”

29 MAI

Ihab Al-Rawi, activiste irakien installé à Hambourg, est contacté sur WhatsApp et Messenger par des proches de personnes embarquées dans la triste tentative du chalutier bleu. Ils sont très inquiets. Certains passagers ont réussi à envoyer un message en débarquant à Benghazi et ont indiqué qu'ils allaient être conduits en prison, puis les téléphones ont été confisqués. Ihab mène l'enquête et essaie de reconstituer le puzzle dans le chaos libyen. “La situation dans la région est vraiment terrifiante. Je vois passer beaucoup de vidéos de raids et de bombardements de milices contre les lieux utilisés par des réseaux de passeurs. Je crois que les TBZ essaient de prendre le contrôle pour gérer eux-mêmes. ” Des vidéos de milliers de personnes brutalisées et forcées à courir sous la menace des armes circulent. D'importantes vagues de déportations vers la frontière égyptienne sont en cours. Plusieurs hommes ont été abattus.

Les hommes du navire qui les remorque sont libyens. Tout à l'heure, en les abordant, ils n'ont pas hésité à les insulter et les menacer avec leurs fusils d'assaut. “Même les femmes et les enfants”, assure Nour

Alarm Phone exige une enquête et des réponses des autorités européennes sur ce pushback. Silence habituel.

13 JUIN

Bassem est sans nouvelles de sa mère. Elle est toujours détenue, impossible de savoir où. Il n'a plus de passeport et n'ose pas sortir de la cachette où il se terre avec un Irakien, qui partage son téléphone avec lui. “On ne sait pas quoi faire, le moral est très mauvais. Il faut prévenir les organisations humanitaires”, supplie-t-il par message.

NUIT DU 13 AU 14 JUIN

Un chalutier bleu ciel avec 750 personnes entassées à son bord, lui aussi parti de Tobrouk, coule à 50 kilomètres des côtes grecques. Le nombre des disparus est impossible à chiffrer précisément. Au moins 600 personnes sont mortes noyées, estiment les activistes d'Alarm Phone, qui ont été en contact avec des passagers peu avant le naufrage. Des rumeurs circulent. Peut-être que des personnes du premier bateau étaient à bord.

24 JUIN

À l'abri des regards, toujours enfermé dans la maison, Nour note sur son téléphone des contacts à appeler pour sa prochaine tentative. Car il y en aura une, c'est obligé. “A-t-on d'autres moyens de quitter la Libye que par la mer? C'est le seul chemin qu'il me reste.”

* Le prénom a été changé.

PAR ROBIN BOUCTOT - ILLUSTRATIONS : MARIE LARRIVÉ POUR SOCIETY

SAUVETAGE

LA PALME DORT

C'est un arbre nourricier cultivé depuis des millénaires, inscrit au patrimoine de l'Unesco, symbole national de plusieurs pays arabes. Mais le palmier-dattier est aujourd'hui menacé: conflits, changement climatique, manque d'eau… La surprise? La solution pourrait bien se trouver loin des déserts, dans les Hautes-Alpes françaises.

PAR ANAÏS RENEVIER, À CHÂTEAUVIEUX

À l'extérieur, tout autour de cette zone industrielle des environs de Gap, poussent naturellement des hêtres, des pins sylvestres et autres conifères en rangs serrés. L'air sent le frais du printemps et de la montagne -les massifs des Alpes du Sud dominent le paysage environnant. À l'intérieur du laboratoire, situé sur la commune de Châteauvieux, c'est pourtant un autre climat qui attend les visiteurs: 28°C, une moiteur suffocante et âpre qui prend à la gorge et une humidité qu'un être humain ne peut pas supporter bien longtemps.

Au cœur de cette étuve, une plante est dans son élément. À ce stade de développement, elle ne ressemble qu'à un brin d'herbe, ses maigres racines baignant dans le liquide gélifié d'un tube à essai. Mais elle contient une promesse: celle de reverdir le désert. Ici, sous une lumière rose crue, poussent des milliers de Phoenix dactylifera, ou palmiers-dattiers, de leur nom vernaculaire.

On n'accède à ces couveuses végétales aseptisées que par des sas ultrasécurisés. Il faut montrer patte blanche, c'est-à-dire empreinte digitale. Puis arrivent des salles en enfilade, chacune abritant une étape différente du développement de la plante, jusqu'à la dernière, avant le rempotage: la quarantaine est stricte. Une contamination, et toutes les souches devront être jetées. Soit plusieurs années de travail pour William Benoist et Catherine Chambon, les dirigeants -et partenaires dans la vie-de ce drôle de lieu qu'est Plant & Palm Lab Biotechnologies.

La guerre des dattes

Catherine Chambon, 63 ans, est biologiste spécialiste de la culture de tissus en laboratoire. Connue pour enlacer des palmiers quand elle en croise dans le désert, elle raconte son histoire d'amour avec la plante en tripotant son pendentif - un palmier, évidemment: “Je me suis intéressée à de nombreuses plantes en début de carrière. Mais avec le palmier-dattier, il y a quelque chose de spirituel, c'est une plante sacrée. Ici, on dirait juste une herbe géante, mais quand on a la chance de les voir dans leur élément naturel, on ne les regarde plus jamais de la même manière. ” Après plusieurs décennies de recherche sur le sujet, la scientifique a développé une technique ultrasophistiquée, l'organogenèse in vitro, que le laboratoire est l'un des rares au monde à maîtriser à ce jour et qui consiste en très simplifié à produire des copies d'arbres à l'ADN strictement identique à l'original, sans modification génétique. Les plants sont sélectionnés directement dans le désert, choisis pour leur port exceptionnel ou la qualité de leur fructification. Dans six mois, ils mesureront déjà 1,50 mètre. Le laboratoire reproduit entre 40 et 50 variétés de palmiers, qui fournissent des dattes parmi les plus recherchées de la planète. Il y a par exemple la Khalas, la plus pauvre en saccharose ; la Medjool, la plus populaire ; ou encore la Bahri, qui se mange fraîche et non séchée. En plus de les faire pousser vite, Plant & Palm Lab en cultive en très grand nombre, bien plus que le rythme de la nature le permettrait. “Ce qu'elle fait en un siècle, on le fait en deux ou trois ans”, résument les deux collaborateurs. À l'heure actuelle, ils produisent 50 000 plants par an. D'ici la fin de l'année, ils visent le double, et à terme, ils auraient les capacités d'en produire 250 000. “On est à flux tendu permanent, se félicite William Benoist. Tout a été déjà vendu et préréservé. ” Les palmiers haut-alpins s'arrachent. Car à des milliers de kilomètres de Gap, on en a grandement besoin.

Il fut un temps où l’Irak était surnommé “le pays aux 30 millions de palmiers”. Mais la moitié d’entre eux auraient aujourd’hui été décimés par les conflits successifs. Brûlés ou bombardés. Rasés pour repérer l’ennemi au loin. Abattus pour reconstruire quand la paix était revenue. Et maintenant attaqués par le réchauffement climatique

Bassora, Irak, début juin 2023. L'été n'est pas encore tout à fait là et il fait déjà 45°C. L'année dernière, le pays a battu tous les records de température en enregistrant plus de 50°C dans certaines villes. Les tempêtes de sable géantes s'enchaînent et tout semble se dérégler. Les arbres manquent cruellement pour faire barrière contre le sable ou pour rafraîchir l'air. Il fut un temps où l'Irak était surnommé “le pays aux 30 millions de palmiers”, mais la moitié d'entre eux auraient aujourd'hui été décimés par les conflits successifs. Brûlés ou bombardés. Rasés pour repérer l'ennemi au loin. Abattus pour reconstruire quand la paix est revenue. À tel point qu'en mars dernier, le pays a pris la décision d'en replanter en urgence. Ce n'est pas le seul endroit où les gouvernements s'alarment. Partout dans son aire de distribution historique, qui va du nord de l'Afrique au sud de l'Iran et au nord-ouest de l'Inde en passant par la péninsule arabique, le palmier risque de manquer. “En plus des conflits, d'autres menaces pèsent: le charançon rouge, qui détruit les palmiers, le changement climatique et la raréfaction des ressources en eau. Contrairement à ce que l'on pense, un palmier-dattier a besoin de beaucoup d'eau, même s'il pousse dans le désert”, explique Muriel Gros-Balthazard, chercheuse en biologie évolutive à l'Institut de recherche pour le développement et spécialiste du palmier-dattier. Les oasis sont des poches de végétation et de vie au cœur du désert, parfois aussi vastes que la vallée du Nil. Dans les palmeraies traditionnelles, les jardins se jouxtent, chaque agriculteur possède quelques palmiers et tous partagent les canaux d'irrigation et le travail d'arrosage. À l'ombre des palmiers, poussent des arbres fruitiers, et sous les fruitiers, des légumes. Mais le métier de phœniciculteur tend à disparaître au profit de grandes palmeraies industrielles et mono-espèces. “La diversité est la pièce maîtresse de l'agrosystème oasien, poursuit Gros-Balthazar. Si on perd les jardins traditionnels, on perd des variétés, donc de la diversité. ”

Le palmier-dattier est l'un des premiers arbres à avoir été cultivés. Il est cité dans la Bible, la Torah et le Coran. La culture et le savoir-faire le concernant sont inscrits sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco. Dans les pays musulmans, la datte est de tous les repas, signe de prospérité et d'hospitalité. Les Émirats arabes unis la célèbrent chaque année en grande pompe et remettent même un prix du palmier-dattier. La Mauritanie, le Soudan ou la Jordanie organisent des festivals de la datte. “C'est un symbole, soutient Muriel Gros-Balthazard. À Dubaï, quand ils ont construit des îles artificielles, ils les ont fait ressembler à quoi? À des palmiers! Les antennes téléphoniques dans ces pays sont aussi en forme de palmiers. Il y a une question de fierté nationale. Plusieurs pays revendiquent d'avoir plus de variétés que les autres. Ça ne veut rien dire, d'ailleurs, on ne peut pas comparer les poires et les pommes. Mais chacun a envie d'être le premier sur les avancées scientifiques. ” De là à dire que la datte est un fruit hautement géopolitique? Elle a en tout cas déjà été à l'origine de tensions diplomatiques. Il y a quelques années, Riyad et Lagos ont failli se brouiller parce que les 200 tonnes de dattes envoyées en cadeau par le royaume wahhabite se seraient retrouvées en vente sur un marché de la capitale nigériane. En mars 2022, ce fruit s'est aussi retrouvé au cœur d'un énième bras de fer diplomatique entre Alger et Rabat. Juste avant le ramadan, des Marocains ont appelé au boycott des dattes algériennes, sous prétexte qu'elles étaient frelatées ou radioactives. La raison derrière cette rumeur: l'expropriation de cultivateurs marocains d'une oasis située sur le territoire algérien. Le palmier-dattier, comme le couscous, n'échappe pas aux querelles nationales.

Opération: dix milliards d'arbres

À Châteauvieux, dont le laboratoire a été financé par des mécènes égyptiens, on se veut loin de ces débats. Une fois passée la période de quarantaine, les bébés palmiers ont encore du chemin à faire avant de partir en voyage. Ils doivent d'abord être rempotés, une étape délicate gérée par deux employés à “la main verte”, affirme Catherine Chambon. Puis les plantes rejoignent la serre où elles séjourneront quelques mois, avant d'être vendues 25 à 30 dollars par plant. Soit un mois de salaire pour certains phœniciculteurs des régions les plus pauvres. Les acheteurs sont donc en priorité des industriels ou des mécènes. “Offrir 15 à 20 palmiers à un agriculteur, ça permet de lui assurer un revenu annuel, qu'il puisse vivre dans la dignité, indique Chambon, avant de soupirer: J'aimerais bien un jour avoir suffisamment de bénéfices pour ne me consacrer qu'à l'humanitaire. Pendant quelques années, on a travaillé avec une ONG au Mali, mais la guerre a tout stoppé, encore une fois. ” Lorsqu'ils sont suffisamment grands et solides, les palmiers poursuivent leur chemin jusqu'à Nice en conteneur climatisé, puis en avion jusqu'à Dubaï. De là, ils transitent vers leur nouveau foyer, dans le reste du Golfe, en Afrique et, depuis peu, en Asie du Sud-Est, en Indonésie et en Thaïlande, où un nouveau marché s'est ouvert. “En Asie, ils arrachent les palmiers à huile pour les remplacer par des palmiers-dattiers”, explique Benoist. À terme, Plant & Palm Lab Biotechnologies ambitionne de produire 10% du marché mondial. Sur le parking de la zone industrielle, il faudra bientôt pousser un peu les murs pour construire un deuxième laboratoire. L'Irak a besoin de plusieurs millions de palmiers au plus vite. L'Arabie saoudite s'est, elle, donné dix ans pour reboiser son désert, avec pas moins de dix milliards d'arbres. Pas de quoi affoler William Benoist, bien au contraire: “Quand on a commencé ce projet, on pensait surtout aux enjeux de sécurité alimentaire, on n'avait pas envisagé qu'il y aurait aussi des enjeux climatiques. Mais on est prêts. On a même dix ans d'avance.”

PAR ANAÏS RENEVIER, À CHÂTEAUVIEUX

PORTRAIT

L'INSUBMERSIBLE

PLONGEUR D’ÉLITE, AVENTURIER, MARIN HORS PAIR, PAUL-HENRI NARGEOLET ÉTAIT SURTOUT LE PLUS GRAND CONNAISSEUR MONDIAL DU TITANIC, DONT IL AVAIT EXPLORE L’ÉPAVE, SITUEE À 3 800 MÈTRES DE PROFONDEUR, 37 FOIS. JUSQU’À CELLE DE TROP, LE 18 JUIN DERNIER, QUAND IL A DISPARU DANS L’IMPLOSION DU TITAN, LE SUBMERSIBLE DE TOURISME A BORD DUQUEL IL AVAIT EMBARQUE AVEC TROIS AUTRES PASSAGERS ET UN PILOTE. VOICI SON HISTOIRE.

PAR PIERRE BOISSON ET MARC HERVEZ

Quand fut dévoilée l'information selon laquelle Paul-Henri Nargeolet était à bord du sous-marin disparu alors qu'il se dirigeait vers l'épave du plus célèbre des paquebots naufragés, la petite communauté des explorateurs des grands fonds s'est réveillée en sursaut. Ses membres étaient abasourdis, ou circonspects. Ils ne s'étaient parfois pas parlé depuis longtemps, mais ils se sont tous appelés pour reconstituer la série d'événements ayant conduit au drame.

“Monsieur Titanic” allait peut-être périr, frappé à son tour par la malédiction de “l'insubmersible”. Ses anciens collègues de l'Ifremer (Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer) ou de Genavir, l'opérateur principal de la Flotte océanographique française, ont mis leur vie en pause. Ceux qui étaient en vacances sont revenus de vacances.

Ceux qui étaient en mission sont revenus de mission. Tous ont candidaté pour faire partie de l'opération de secours affrétée en urgence pour aller “sauver Nargeo”, comme s'il était encore leur patron, près de 30 ans après son départ. Devant les caméras de télévision, sa fille, Sidonie, contenait ses larmes, mais assurait que, quoi qu'il arrive, son père était heureux là où il était. Et quand il a été confirmé quelques jours plus tard que le Titan avait implosé, réduisant les chances de survie de ses passagers à néant, tous ont salué le père, l'ami, le mentor, tous ont partagé leur tristesse bien sûr, mais avec une étrange forme de sérénité, comme si Paul-Henri Nargeolet s'était éteint paisiblement dans son sommeil plutôt que dans un terrible accident. “Il était de la race des géants”, pose solennellement Jessica Sanders, présidente de RMS Titanic, la société qui l'employait.

Dans quelques jours, elle sera à Paris pour inaugurer l'exposition temporaire* consacrée au Titanic et planifiée de longue date. “Nargeo” aurait dû être du voyage aussi. Il ne sera là qu'à travers un film mémoriel que les équipes de RMS Titanic se sont chargées de monter les larmes aux yeux. “Nous lui rendrons en France l'hommage qu'il mérite, à la mesure de la trace qu'il a laissée. L'humanité lui doit la plupart de ce qu'elle sait sur le naufrage du Titanic.” Comme un artiste tombé sur scène, Paul-Henri Nargeolet est mort à l'âge de 77 ans là où il voulait vivre, et là où il a vécu, rejoignant ainsi Alain Colas, Éric Tabarly et Laurent Bourgnon au panthéon des grands aventuriers français contemporains disparus en mer. “Il a fini là, devant l'épave, pense à haute voix Gérard Vultaggio, ancien mécanicien pour Genavir, qui considérait Nargeolet comme un deuxième père. Il était piquouzé au Titanic et nous avait transmis ça à tous. Si on lui avait dit qu’il allait mourir en bas, je crois qu’il aurait signé 100 fois.”

Titre

LE SAMEDI 25 JUILLET 1987, PAUL-HENRI NARGEOLET APERÇOIT LA PROUE DU TITANIC. “UN SILENCE S'ABAT INSTANTANÉMENT DANS L'HABITACLE. PLUS PERSONNE NE DIT RIEN PENDANT DIX BONNES MINUTES. LE SPECTACLE EST SAISISSANT”

Navegare necesse est, vivere non est necesse.

Naviguer est nécessaire, vivre ne l’est pas. (Vieil adage de marins)

Paul-Henri Nargeolet est né à Chamonix, mais a paradoxalement toujours préféré pointer le regard sous le niveau zéro qu’en direction des montagnes. “À la base, ‘PH’ est un scaphandrier, comme nous tous, resitue Sylvain Pascaud, ‘copain de mer’ de Nargeo depuis 36 ans. Il était profondément habité par l'océan sous toutes ses formes. Pour nous autres, dès que nous mettons la tête sous l'eau, il se passe quelque chose. ” Avant de devenir “Monsieur Titanic”, Nargeolet a longtemps étanché cette soif des profondeurs au sein de l'armée, devenant dès ses 18 ans officier spécialisé dans l'intervention sous-marine. “C'est un plongeur extrême, sa génération a fait des trucs qu'on ne ferait plus aujourd'hui.

Ils prenaient des risques, plongeaient très profond à l'air alors qu'aujourd'hui, on ne le fait plus qu'avec des mélanges”, détaille son ami Xavier Placaud, pilote pendant 20 ans du Nautile, le mythique sous-marin jaune de poche de l'Ifremer, et désormais adjoint au service des engins sous-marins chez Genavir. Nargeo deviendra commandant du Groupement de plongeurs démineurs de Cherbourg, puis pilote de sous-marins d'intervention au Gismer, se taillant une expérience en titane et collectionnant quelques histoires secret-défense qu'il aimait raconter dans la discrétion de la haute mer. “En général, les gens qui trafiquent sous la flotte s'occupent de questions un peu particulières”, résume avec malice Sylvain Pascaud. Envoyé partout sur la planète pour repêcher des corps de soldats, des armes ou des hélicoptères français abattus, Nargeolet localise en 1979 l'avion DHC-5 Buffalo, crashé au large de Dakar avec plusieurs membres du gouvernement mauritanien à son bord. Il conduit aussi plusieurs missions délicates au Liban, pendant la longue guerre civile. C'est là qu'il rencontre pour la première fois Jean-Paul Justiniano, en octobre 1984. Envoyé en mission secrète par l'Ifremer sur le navire Le Suroît, Justiniano n'est pas encore le pilote le plus expérimenté du Nautile, mais un simple “bleu bite”, jeune technicien chargé de récupérer un hélicoptère de la marine nationale ayant sombré à 1 200 mètres de fond au large des côtes de Beyrouth, “où ça canardait pas mal. L'armée nous a envoyé des plongeurs pour sécuriser le bateau. Parmi eux, il y avait PH”.

L'homme que découvre Justiniano a le physique de quelqu'un sur qui on peut compter. Les muscles saillants, un bronzage de marin, un visage sérieux adouci par des rides joyeuses au-dessus des pommettes, il pourrait être Harrison Ford dans Indiana Jones ou Sean Connery en James Bond, et en réalité, il est un peu les deux, à la fois agent d'élite et archéologue. En parallèle de ses actions de déminage, il nourrit en effet une passion pour les épaves, s'intéressant par exemple au navire confédéré CSS Alabama, coulé pendant la guerre de Sécession au large de Cherbourg, alors qu'il venait effectuer des réparations sur les chantiers navals normands. Le Haut-Savoyard tente de le localiser en reconstituant l'histoire de la bataille ayant conduit au naufrage. Il devient aussi un membre actif du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN), une association regroupant des archéologues, des historiens, des plongeurs avec laquelle il fouille des épaves mythiques, comme la “nave” génoise Lomellina en baie de Villefranche-sur-Mer ou le navire de la marine impériale russe Slava Rossii, échoué en 1780 au large de l'île du Levant. Alors quand, en 1986, l'Ifremer lui propose de prendre la tête du service des sous-marins d'intervention profonde et de diriger les plongées sur l'épave du Titanic, localisée l'année précédente par une expédition franco-américaine de grande envergure, Paul-Henri Nargeolet n'hésite pas à tout plaquer et à quitter la Marine nationale. Il ne le sait pas encore, mais c'est le premier jour du reste de sa vie.

Le samedi 25 juillet 1987, à 12h22, Paul-Henri Nargeolet griffonne trois mots sur le carnet de bord du Nautile. “Sommes sur l'objectif. ” Il aperçoit alors la proue du Titanic dans le faisceau des projecteurs du sous-marin jaune. “Un grand silence s'abat instantanément dans l'habitacle, écrira-t-il dans son livre Dans les profondeurs du Titanic, publié en 2022. Plus personne ne dit rien pendant dix bonnes minutes. Sous nos yeux, la plus belle image que l'on puisse avoir de l'épave: la plage avant, avec les treuils, les chaînes d'ancres, toujours en place 75 ans plus tard. Le spectacle est saisissant. ” Après cette virée, Nargeolet ne sera plus jamais le même homme. Il a désormais une obsession -le Titanic - et un frère: George Tulloch. Celui-ci (disparu en 2004), un businessman qui a fait fortune en revendant des BMW dans le Connecticut, est à la tête de Titanic Ventures (qui deviendra RMS Titanic, Inc.), reconnu régisseur exclusif de l'épave du navire après une longue bataille devant les tribunaux américains. “Aujourd'hui, nous assurons la préservation de l'héritage du Titanic à travers les artefacts que nous sommes les seuls habilités à collecter, restaurer et montrer au public via nos expositions, permanentes comme itinérantes. Nous avons mené huit missions sur l'épave en 35 ans”, précise Jessica Sanders, actuelle CEO. La prochaine était prévue pour 2024 et devait évidemment impliquer l'explorateur français, employé au titre de directeur des recherches sous-marines depuis 2007 par cette compagnie de 110 salariés basée non loin d'Atlanta. Avant cela, Nargeo n'était qu'un consultant et, en 1987, l'idée de remonter un jour pas loin de 6 000 objets enfouis n'était même pas un rêve. À l'époque, il s'agit simplement de plonger, pour voir. C'est Tulloch qui a affrété cette mission, et il s'est attaché les services du Nautile. Exalté, doucement illuminé, gueule à être sur un écran de cinéma, il inspirera d'ailleurs James Cameron pour son personnage d'explorateur dans Titanic (1997), le film aux onze Oscars, pour les 20 premières minutes dont la narration se tient dans les années 1990. Avec Nargeolet, c'est le coup de foudre artistique. “Leur amitié était totalement hors norme, je n'ai jamais vu ça, témoigne Sylvain Pascaud. J'ai toujours dit que le Titanic rendait fou, mais George, lui, il était habité. Et il a transmis sa folie à PH. ” Dès lors, le Français et l'Américain ne se quittent plus. “Copains comme cochons”, ils coordonnent en 1993, puis en 1994, plusieurs plongées pour ramener à la surface des artefacts se trouvant dans le champ de débris autour de l'épave. À l'aide d'un bras articulé, les équipes récupèrent des services de vaisselle, des jumelles ou des chaussures ayant appartenu à des passagers, et même une bouteille de 1912 dont la décompression libéra soudainement le gaz, répandant sur tout le bateau une odeur de champagne.

“NARGEOLET, C'ÉTAIT UN PUITS SANS FOND D'ANECDOTES. LORS DE MA PLONGÉE AVEC LUI, J'AVAIS LE SENTIMENT D'ÊTRE IMMERGÉ EN 1912. IL CONNAISSAIT PRESQUE TOUS LES NOMS DES OCCUPANTS DES CABINES DE PREMIÈRE CLASSE” Arthur Loibl, passager du Titan en 2021

L'insubmersible submergé ne quitte plus l'esprit de l'explorateur français. “Toute mon existence tourne autour de lui, écrivait-il. Mon emploi du temps se partage entre préparation d'expéditions, plongées et conférences.” Quand il est à quai, Nargeolet consulte les témoignages des survivants et s'intéresse au destin des 2 201 voyageurs et membres d'équipage, sorte de microsociété représentative du début du XXe siècle. “C'était un puits sans fond d'anecdotes et d'histoires différentes, hallucine encore aujourd'hui Arthur Loibl, Allemand fortuné et client en 2021 d'OceanGate, qui organisait les explorations à bord du sous-marin Titan. Lors de ma plongée, j'avais le sentiment d'être immergé en 1912 avec lui: 'Là, il y avait les chaudières, là, c'est la salle des coffres.' Il savait tout. Il connaissait presque tous les noms des occupants des cabines de première classe.”

Si les visiteurs des musées estampillés RMS Titanic de Las Vegas et d'Orlando peuvent aujourd'hui remonter le temps, c'est grâce à des opérations de collecte qui sont de colossaux exploits techniques. À de telles profondeurs, impossible pour Nargeo et son crew de sortir du sous-marin. “Pour les assiettes, nous les avions ramassées une par une avec un outil qu'on a spécialement développé, une sorte de ventouse avec une aspiration délicate, illustre ainsi Jean-Paul Justiniano. Techniquement, on a fait des trucs fous, on a quand même remonté un vitrail du fond de la mer!” Pour le traitement d'objets vieux de 80 ans, plongés dans une sorte de bain à électrolyse directement à bord du Nadir, le bateau support, le Haut-Savoyard a servi de trait d'union entre RMS Titanic et EDF. En surface, entre chaque plongée, les équipes travaillent 24h/24 sous l'égide de leur directeur, qui gouverne par l'exemple et en faisant confiance à ses troupes. Plus qu'un capitaine, un gourou. “Un jour, j'étais en train de faire la check-list extérieure quand on m'a averti que, cette fois, c'est moi qui embarquais!

PH m'a permis de voir le Titanic ! Après ça, bien sûr que nous étions tous derrière lui, confie le mécanicien 'Gégé' Vultaggio. Il m'est arrivé de faire une journée, une nuit, et encore une journée sans dormir, juste au café. Notre seul objectif quand un sous-marin remontait, c'était qu'il puisse replonger le lendemain.” L'équipage embarque des pièces de rechange, mais il s'appuie aussi sur des conteneurs-ateliers, avec des fraiseuses, des tours, des postes de soudure. Les ingénieurs et mécaniciens usinent les pièces sur place, à bord, pendant toute la nuit. Quand ce petit monde est sur la terre ferme, à La Seyne-sur-Mer, près de Toulon, Nargeo laisse les ateliers et le matériel à disposition de ses cols bleus, “pour bricoler nos trucs perso en dehors de nos heures de travail. On appelait ça 'travailler en perruque', contextualise Vultaggio. Il nous encourageait à le faire, même: 'Si vous faites des trucs pour vous, ça vous dégrossit, vous serez meilleurs sur le bateau.'

Si vous vous posez la question, voici à quoi ressemble une plongée vers le géant des mers. Il faut d'abord s'enfermer dans l'habitacle sans confort d'un sous-marin de poche, généralement une sphère microscopique, qui offre en moyenne un volume de quatre mètres cubes d'air pour trois personnes. Les premières minutes après la mise à l'eau sont les plus désagréables, car l'engin est chahuté tant qu'il est en surface, et ce coin de l'Atlantique Nord est coutumier des gros temps. La descente, qui va durer entre 90 minutes et deux heures, se fait ensuite “en lest”, c'est-à-dire que votre submersible tombe vers le fond comme une pierre. Et puisqu'il n'est pas possible de modifier la trajectoire, on vise grosso modo un point entre 300 et 500 mètres de l'épave pour éviter de s'empaler sur la proue. La température à l'intérieur commence à se rafraîchir au contact de l'eau glacée. C'est le moment d'enfiler une polaire et des chaussures en néoprène. Au fond, où vous resterez quasiment immobile pendant cinq à six heures, il fera 2 à 3°C. Question confort, se pose également l'épineux sujet des toilettes. Chez les Russes et les Français, on procède à l'ancienne: une bouteille pour les hommes, des couches pour les femmes. Quand il eut l'occasion de plonger avec des Japonais, Paul-Henri Nargeolet découvrit qu'ils utilisaient, comme il l'écrira, “une élégante petite pochette souple contenant des granules qui cristallisent instantanément l'urine par réaction chimique”. Quelle que soit la méthode retenue, il est recommandé d'éviter de boire pendant les douze heures précédant une plongée. À l'extérieur, c'est le noir absolu, le sous-marin descend dans les abysses toutes lampes éteintes. “Sur le Cyana, construit à partir d'un alliage d'acier, ça craquait à mesure que nous descendions, raconte Jean-Paul Justiniano, l'historique pilote du Nautile. Chez les passagers pas très habitués, on voyait dans leurs yeux qu'ils n'étaient pas sereins!” Les risques sont connus et mesurés, mais les menaces sont partout et requièrent une vigilance constante. “Rien de plus dangereux qu'un courant pour un sous-marin de poche, qui peut rester bloqué par un obstacle, prévenait ainsi Paul-Henri Nargeolet. Le droit à l'erreur n'existe pas, on est bien conscient d'être seul.” Une fois l'appareil posé au fond sur une plaine abyssale, il ne reste plus qu'à allumer les moteurs pour parcourir les quelques centaines de mètres qui vous séparent de l'insubmersible. Bientôt, le Titanic se dressera devant vous. C'est un privilège rare: plus d'êtres humains se sont rendus dans l'espace que sur l'épave mythique. En août 1996, le Nautile et Nargeolet accueillent d'ailleurs à bord un invité de choix, Buzz Aldrin, le partenaire de Neil Armstrong lors d'Apollo 11, qui déclara après coup avoir vécu une expérience “hors du temps, très proche du pilotage d'un vaisseau spatial. En un mot, c'est ce que j'ai fait de plus excitant depuis ma promenade sur la Lune”.

Contaminé par le virus, le Haut-Savoyard comprend vite que quelques montres à gousset et autres lettres affranchies à Southampton en 1912 ne suffiront pas à justifier autant d'explorations coûteuses qu'il le désire. Il lui faut trouver de nouvelles raisons d'aller sur l'épave, et il en arrive à la conclusion qu'un pan de sa mission est de “faire prendre conscience aux visiteurs de la taille du Titanic en exposant des éléments de la structure du paquebot. Des pièces peu fragiles aussi, que le public pourra toucher, sur lesquelles il pourra s'asseoir”. Il lance ainsi l'opération “Big Piece”, consistant à extraire de l'Atlantique Nord un morceau de coque de 20 tonnes, comportant deux grands hublots de cabine et deux petits de salle de bains. Après une première tentative infructueuse en 1996, Big Piece est un succès deux ans plus tard grâce à huit flotteurs fabriqués avec des réservoirs à carburant remplis avec le gasoil du bateau. “Nargeolet était capable de lancer des idées folles comme ça, et ensuite il savait s'entourer des bonnes personnes, des bons ingénieurs, pour les concrétiser, témoigne Xavier Placaud. On a réalisé beaucoup de progrès grâce à ces missions. Les techniques de relevage qu'on utilise aujourd'hui, par exemple, sont celles qu'on a développées à l'époque de Big Piece. Et c'est parce que Nargeolet voulait visiter l'intérieur de l'épave, inaccessible à un sous-marin, qu'il a poussé pour que soit développé Robin, un robot d'inspection piloté depuis le Nautile.” Illustration de son influence dans le progrès technique: Paul-Henri Nargeolet sera impliqué dans les recherches de la carlingue du vol Rio-Paris d'Air France en 2009. “Il a dirigé la troisième des quatre phases de recherche, relate Sylvain Pascaud, qui travaillait sur l'opération. L'avion fut retrouvé sur la quatrième, mais c'est PH qui a contacté l'Institut océanographique de Woods Hole, ils avaient une flotte de petits sous-marins de recherche robotisés. C'était la solution qu'il nous fallait.”

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Enfin, grâce à ses découvertes, Monsieur Titanic tordra le cou à la version officielle des circonstances du naufrage, telle qu'elle fut imprimée en 1912. Le scénario communément admis voulait que le transatlantique ait heurté un iceberg à 23h40, avant de plonger en avant. Il exista aussi des légendes évoquant une explosion, voire un mystérieux attentat. “La réponse se trouvait dans la partie avant, qui était enfouie sous des sédiments, explique Placaud. Avec l'entreprise Polaris Imaging, on a mis en place un système radar pour détecter les déchirures dans la coque, ce qui nous a permis de comprendre ce qui s'est vraiment passé. ” Les images dévoilent une série de petites brèches, plutôt qu'une large balafre telle qu'imaginée par les experts de l'époque, et montrent que “le paquebot n'est pas entré en collision avec l'iceberg, ce qui aurait provoqué une secousse spectaculaire, mais l'a seulement éraflé, poursuivait Nargeolet dans son ouvrage. Dans ces circonstances, la plupart des passagers perçoivent à peine le frottement”.

Affirmer que chacune des plongées de Paul-Henri Nargeolet vers le légendaire bateau permit une avancée scientifique serait néanmoins une exagération. PH visite l'épave autant que faire se peut, parce que c'est sa vie. À 70 ans passés, il reste ce gamin qui s'imagine conquérir l'Île au trésor lorsqu'il grimpe dans le grenier de ses grands-parents. Peu importe le but de la mission, peu importe que l'expédition se fasse en compagnie de sommités du monde océanique, de descendants de rescapés, d'historiens des migrations transatlantiques du début du XXe siècle ou de novices. Le film de James Cameron, aussi réussi soit-il, a transformé la mythologie autour du plus célèbre des naufrages en business, drainé les curieux, et parmi eux, des hommes d'affaires. Ces derniers ont vu dans la légende du géant des mers, et plus généralement dans l'exploration sous-marine, un bon moyen de gagner de l'argent, ou d'en dépenser -au choix-, à travers l'océanographie privée. Tout en haut de cette liste, il y a d'abord Victor Vescovo, un riche Texan qui a empilé les dollars dans les fonds de pension et dont la fibre d'explorateur l'a amené à fonder Caladan Oceanic, qui propose des excursions à très grandes profondeurs. Vescovo, qui a décrit Nargeolet comme “le compagnon de voyage idéal”, est détenteur du record de plongée dans chacun des cinq océans, dont une pointe à 11 000 mètres sous le niveau de la mer. “Vescovo a participé à déclencher une sorte de mode pour les milliardaires en quête de sensations”, analyse Sylvain Pascaud. Dans la même veine, il y a OceanX, la société de Ray Dalio, “un truc qui fait à moitié yacht, à moitié exploration, pour des gens qui veulent mélanger découverte et vacances, reprend-il. Un coup, ils vont en Antarctique, un coup, ils vont à l'Explorers Club, ils mettent une plaque et ils pensent être des explorateurs. Tout ceci a un peu faussé la donne et perturbé le jeu”. Lassées de débourser 60 000 dollars pour gravir les plus hauts sommets du monde, les fortunes mondiales les plus téméraires se sont désormais mises en tête de raquer le double pour en découvrir les abysses.

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En 1996, Nargeolet accueille à bord l'astronaute Buzz Aldrin, qui dira avoir vécu une expérience “hors du temps, très proche du pilotage d'un vaisseau spatial. C'est ce que j'ai fait de plus excitant depuis ma promenade sur la Lune”

Et si l'expédition vers le Titanic peut s'effectuer avec le meilleur guide de la planète, c'est encore mieux. “Vers 2020, PH s'est adressé à moi: 'Il y a cette société, OceanGate, qui fait des expéditions touristiques et m'a demandé d'en être, est-ce que ça vous pose un problème?' , rembobine Jessica Sanders. Réponse de la CEO de RMS Titanic? 'Personne ne maîtrise mieux le sujet que toi, donc c'est mieux pour tout le monde si tu y vas. ' Même si ces expéditions n'avaient pas de portée scientifique, il n'en restait pas moins un explorateur. Il y a vu une opportunité. La plupart des gens de notre milieu ont plongé sur le Titanic une fois, deux pour les plus chanceux, et zéro en ce qui me concerne. Il y est allé 37 fois.

Stockton Rush, le fondateur d'OceanGate, lui aussi disparu dans l'implosion du Titan le 18 juin dernier, est né dans une famille de riches industriels du pétrole. Toute sa vie, il s'est imaginé en capitaine Kirk, et il a utilisé sa fortune pour assouvir ses pulsions d'aventurier. Il voyait l'océan comme “la dernière frontière de l'homme” et parlait parfois comme un philosophe Instagram. “On ne se souvient que des règles que l'on enfreint. J'en ai enfreint certaines au cours de ma vie. ” À propos de la conception de son dernier joujou aquatique, il assumait le fait d'avoir suivi le même mindset : “Pour le Titan, je pense les avoir transgressées en m'appuyant sur la logique et une bonne ingénierie. ” La grande taille du hublot, portion par définition dénuée de titane, a notamment été mise en cause par certains experts en raison de la pression que l'eau exerce sur les parois de l'appareil, soit 380 kilos par centimètre carré au niveau de profondeur où se trouve le Titanic.

Parmi les touristes d'OceanGate, c'est l'Allemand Arthur Loibl, passager du Titan en 2021, qui a été le plus bavard à la suite de l'annonce de la tragédie. Cette année-là, la firme de Rush, assistée de Paul-Henri Nargeolet, a mené à bien cinq missions de cinq jours chacune, avec une plongée par jour. Le millionnaire bavarois a décrit Stockton Rush comme un bricoleur se débrouillant avec les moyens du bord pour réaliser des expéditions sous l'eau. “J'avais été sélectionné pour faire le baptême du Titan, mais clairement, je ne voulais pas prendre part à ce galop d'essai. Je savais qu'il y avait eu des complications, ils ont pris deux ans de retard pour le finir, donc je n'ai pas voulu être celui qui allait le tester : 'La seconde ou la troisième, OK, mais pas la première plongée.' Avec le recul, maintenant que l'on a plus d'infos, c'était un peu fou de prendre part à ce truc.”

Reste alors une question: PH Nargeolet aurait-il été à son tour frappé par la folie inoculée par le Titanic en montant à bord d'un sous-marin dont le pilotage s'opère avec une manette de Xbox? Jessica Sanders ose une analogie: “Quand un couple se sépare, vous avez toujours des gens pour dire: 'On le sentait venir, on voyait bien que quelque chose n'allait pas. ' Mais ces poncifs viennent toujours après coup, pointe la présidente de RMS Titanic. Chaque vaisseau, qu'il soit maritime, spatial, sous-marin, est soumis à une check-list et à des tests de sécurité avant de naviguer, j'imagine qu'OceanGate avait ses protocoles également. PH ne serait pas monté à bord si les mesures avaient été négligées. Il était intrépide, mais pas inconscient.” Vu le coût qu'implique une expédition scientifique digne de ce nom -à titre indicatif, le moindre projecteur sous-marin vaut 15 000 euros-, ces plongées touristiques privées étaient peut-être aussi un bon moyen pour le “piquouzé au Titanic d'avoir sa dose, sans avoir à attendre des années durant que des opérateurs ne rassemblent équipage et financements. Sachant que ni lui ni l'épave du Titanic n'étaient éternels. Il n'aura jamais eu le temps d'extraire des profondeurs ce qu'il considérait comme son graal: le télégraphe Marconi avec lequel a été envoyé le dernier SOS, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912. “Il n'y a pas d'explorateurs qui ne prennent pas de risques, ça fait partie du truc, tranche Justiniano. On n'aurait jamais fait de progrès dans l'aviation sans les accidents. Quand j'entends tous les commentaires sur le fait que PH n'aurait jamais dû aller dans le Titan … Il a toujours essayé de s'impliquer dans tous les projets innovants, quitte à se mettre en danger. Le terme explorateur a été inventé pour lui.”

*“Titanic, l'exposition”, du 18 juillet au 10 septembre 2023, Paris Expo Porte de Versailles

PAR PIERRE BOISSON ET MARC HERVEZ

RÉUSSIR SA VIE

L'ÉGYPTE ANTIQUE

Parce qu'il est là, le son de demain.

Akhenaton. Officier de l'ordre des Arts et des Lettres, philosophe-orateur, connu au XXe siècle de notre ère pour son goût des octosyllabes et des ambulances.

Kheops. Maître du temps. Sa dextérité avec des disques de platine qu'il maniait sous le soleil phocéen lui valut le statut de demi-dieu jusqu'à la fin de l'ère du sampling sauvage. Patron de label à partir de 1997 ap. J.-C.

Pyramide. Projet du philanthrope George Soros, dissimulé pour l'occasion derrière un masque mortuaire, Pyramide propose une trap anguleuse agrémentée de synthés 80s trahissant l'amour de leur auteur pour New Order. À noter: les seize mesures d'un Gims véritablement électrique sur la 5.

Scribe. Si son album est globalement réussi, c'est sur scène que Scribe, rappeur autodidacte biberonné à Normale Sup, se dévoile vraiment. Dans une performance surréaliste devant autant à Sinik qu'à Andy Kaufman, Jean-Eudes de la Villeauray (de son vrai nom) lance des play-back de ses morceaux avant d'en noter toutes les paroles en direct sur un grand tableau blanc, le tout, pieds nus.

Ibis. Après Styles et Budget, deux premiers albums prometteurs, le protégé de Lomepal creuse son sillon normcore et désenchanté sur Demi-pension, mon frère, nouvel EP en proie à l'auto-dénigrement relatif à son manque de succès.

Cléopâtre. L'héritière de Keny Arkana a toujours le nez pour s'entourer des producteurs les plus travailleurs et les moins chers, de préférence transalpins.

Gizeh. Retour en grâce pour le rappeur de La Plaine qui, après l'échec du précédent opus, Touristes enculés, nous offre sur un plateau un concept-album résolument centré sur l'univers étonnant du deal… d'artefacts. Son hit Jte baise Indiana Jones , bâti sur le beat pharaonique de Necro Paul, ne fait pas de prisonniers.

Obélisque. Lâché par son ancien compère ASTRSK, parti voler de ses propres ailes sur des projets cinéma, Obélisque s'érige en monument du rap parisien avec des punchlines telles que: “Ce soir, j'emmène ta meuf aux champignons / Rien à décoder, t'es pas Champollion / Je l'emmène vraiment aux champignons.” Un MC tombé tout petit dans la marmite du talent.

Horus. Plombé par des années de procès avec la société de robinetterie de luxe du même nom, le freestyleur niçois enchaîne les provocs masculinistes sur Faucon mais vrai mensch qui ne choquent plus personne. Un filet d'eau tiède.

Nefertiti. Dans sa bio, Thierry Naitfert assure aimer James Brown et l'histoire depuis “tout minot” . C'est sûrement vrai.

RÉUSSIR SA VIE

SOUS-MARIN NUCLÉAIRE OU SNACK ?

1. LE REDOUTABLE

2. LE CARRÉ

3. LE MUST

4. LE TRIOMPHANT

5. LE TERRIBLE

6. LE MAGNIFIQUE

A. Lorsqu'on a parcouru la carte de ce snack messin et qu'on est tombés sur le 180 Burger, on n'a rien dit, ce n'était pas notre combat. Mais le Géant Burger, désolés, on ne peut pas. Et pourquoi pas un Vite N'Pain Grillé pendant que vous y êtes? De toute façon, est-ce vraiment étonnant dans une région où les gens disent “Cuick”?

E. Premier sous-marin nucléaire lanceur d'engins construit par la France, entré en service en 1971 et démantelé 20 ans plus tard par son constructeur en un peu plus de deux ans. Également biographie visuelle comique de Jean-Luc Godard signée Michel Hazanavicius, sortie en 2017 et démontée en dix secondes par Télérama.

D. Arrivé avec l'ambition de représenter une nouvelle génération, ce sous-marin humant la fierté a été balancé dans le grand bain par 34 robots “marcheurs”. On parie qu'en faisant le tour du Vieux-Port de Marseille, il vous trouve dix offres d'emploi?

B. Tout le monde ne le sait pas, mais ce sous-marin tire son nom de sa situation en janvier 2021: immobilisé à Brest pour au moins quatorze mois.

C. Toulon a beau être la base française des sous-marins d'attaque, ce n'est pourtant pas dans son port que l'on trouve les plus grosses ogives nucléaires mais dans ce snack, qui placarde sur des affiches surchargées et en taille de police 278 ses SUPER DUNK, MEGA BIGGER ou autre MONSTER, burgers de trois ou quatre étages garantis insubmersibles dans votre estomac.

F. “Éclaté contre le mur je suis aller 3 fois chez lui il s'est tromper 3 fois de commande vous commandez un tacos il vous mets un merguez on lui commande un cheese il vous mets hamburger.” Si contrairement à ce client, vous aimez que la vie soit pleine de surprises, alors ce snack de Vitry-sur-Seine est fait pour vous.

RÉUSSIR SA VIE

“ À cause de vous… ”: Giorgia Meloni interpelle un journaliste de Quotidien

La source: gala.fr

La promesse: Si les titres de presse étaient des aliments, gala.fr serait sans doute une baguette à la sortie du four. Car en matière de croustillant, c'est une nouvelle master class que le rejeton people du groupe Prisma nous offre. Si le titre, tout en citation tronquée (classique), fait le job, c'est surtout le savoir-faire iconographique qui nous souffle, le département image du site réussissant ici la prouesse d'extraire d'une vidéo relativement banale une image où la cheffe du gouvernement italien peut passer pour “irritée”. Chapeau. Dès lors, la machine à fantasmes s'emballe. De quel terrible tourment les poils à gratter de chez Quotidien sont-ils la cause? Est-ce vraiment grave? La stabilité militaire de l'Europe, fruit de plus d'une soixantaine d'années d'efforts communs, est-elle menacée? L'Italie va-t-elle déclarer la guerre à ces satanés gauchistes de bouffeurs de grenouilles?

Cliquons, vite!

La résolution: Que l'on se rassure, ni la conscription pour aller bouter les Italiens hors des frontières françaises ni le boycott de leur formidable tarte à la tomate que l'on appelle pizza ne sont pour demain. “À cause de vous, je vais paraître malpolie aux yeux de Macron, je dois y aller, ne me faites pas ça, s'il vous plaît!” s'est contentée de dire, dans un sourire, la présidente du Conseil des ministres à l'envoyé spécial qui tentait de la retenir un peu plus longtemps aux portes de l'Élysée.

Pas de drama en vue ici, donc. D'autant que l'Italienne l'affirme, “Emmanuel Macron est un partenaire”. Le clic pourrait en paraître décevant mais contient tout de même une petite pique de la Meloni au journaliste de Quotidien : “Vous parlez de politique étrangère avec des termes qui sont un peu superficiels! Nous avons une bonne relation. Ce n'est pas comme dans une cour de récréation.” On s'en contentera.

L'info à retenir: Giorgia Meloni est la partenaire d'Emmanuel Macron!

RÉUSSIR SA VIE

ÉDUCATION SENTIMENTALE

RÉUSSIR SA VIE

LES ACTIVITÉS DE PLAGE

LES CHÂTEAUX DE SABLE

On le sait bien que notre goût ne détermine pas la qualité intrinsèque des choses, mais difficile de taire notre amour des châteaux de sable. On adore prendre la pelle en métal (pelle en plastique = pour les branques). On adore creuser des douves, faire des pâtés, et puis voir la mer effacer ce bijou qu'on a passé des heures à peaufiner. Tiens, c'est marrant, c'est un peu comme dans la vie! On creuse comme un beau diable pour faire des trucs, genre fonder une famille ou trouver un job ; on écrit des chroniques rigolotes en pensant qu'on a quand même pas tout raté , et puis un jour comme un autre, un jour avec un lendemain on veut dire, l'implacable marée de la vie nous ensevelit, et tout ce qu'on avait créé avec aussi. Finito le château! Et puis d'autres arrivent sur la plage et commencent leurs propres châteaux inutiles, sans trop réfléchir… Les idiots… Ouais, activité nulle, en fait.

Quel film de Rohmer pour ce jeu? Conte d'été.

Note : 5/20

LE BEACH BALL

Souvent confondue avec l'anarchie, l'anomie désigne l'état d'une société qui ne reconnaît plus de règles . Qu'adviendrait-il d'un groupe social qui embrasserait cet état, permettant à chacun de faire absolument ce qu'il veut? L'humain peut-il vivre sans cadre? Pas besoin de convoquer les Kant, Rousseau ou Éric Ciotti pour le savoir, un tour sur un trottoir parisien à l'époque de la mobilité douce suffit: la vie deviendrait un putain de chaos plein d'abrutis à trottinette électrique. “Il n'est pas de société sans règles” , rappelait judicieusement Michèle Alliot-Marie au Figaro en 2010. Alors, pourquoi faut-il que l'affreux beach ball ose encore en 2023 se présenter sans aucune règle? “On délimite un terrain? -Oh non!” Et vas-y que je t'envoie la balle n'importe où! “Eh allez, tu me la renvoies n'importe comment... ” Ce jeu de dupes se juge-t-il supérieur à Michèle Alliot-Marie?

Quel film de Rohmer pour ce jeu? Pauline à la plage.

Note: 6/20

LE CERF-VOLANT

Publié en 1967, le single Kites Are Fun, littéralement “les cerfs-volants sont amusants”, est sans nul doute le plus gros succès du groupe de sunshine pop américain The Free Design et inspira des groupes tels que Stereolab, Beck ou The High Llamas. D'une durée de deux minutes et 41 secondes, il est accessible sur n'importe quelle plateforme de streaming et il nous semble pertinent de vous demander de l'écouter pour une appréciation optimale de la suite de cette notule.

C'est fait? Chef-d'œuvre d'intelligence et de sensibilité musicale, cette pépite carillonnante et boisée réussit comme aucune autre à communiquer la palette étendue des émotions procurées par un après-midi à préférer crever sur une plage comme un cormoran mazouté plutôt que de continuer à démêler ce truc qui est aux jeux de plage ce que les clowns d'hôpitaux sont à l'humour.

Quel film de Rohmer pour ce jeu? Conte d'hiver.

Note: 6/20

LE MÖLKKY

91% des membres de la rédaction de Society ont bu au moins une Suze-tonic au cours des douze derniers mois. 56% assument s'être déjà “ambiancés” sur “du Bad Bunny”. 1,7% des hommes sont glabres. On vous le jure, on aurait adoré être le transfuge de classe qui se paye la bobo culture, on aurait été liké par Nicolas Mathieu et on se serait pris pour un manutentionnaire de chez Charlatte. Malheureusement, le Mölkky et ses 648 points au Scrabble sont passés par là et nous forcent à regarder les choses en face: on s'amuse comme des petits fous avec nos potes à ourlets. Simple et stratégique, mélange d'adresse et de torture psychologique, cette pétanque finlandaise pour diplômés à silhouette de serpent nous vaudra certainement les sarcasmes de quelques twittos identitaires, mais s'il faut ça pour enrayer la mécanique fasciste, ça ne nous fait pas peur. Et go résister en terrasse s'il le faut.

Quel film de Rohmer pour ce jeu? L'Amour l'après-midi.

Note: 15,5/20

RÉUSSIR SA VIE

… de changer d'avis

-1- Parce que Moscou, c’est surcoté, de toute façon. -2- Parce que ça n’a jamais été moi, ça a toujours été toi. -3- Parce que la doublure de notre veste est vraiment très jolie. -4- Pour faire l’intéressant(e). -5- Parce qu’on a un doute sur ce champignon. -6- Parce que “c’est moi ou le type d’à côté a pété?” en guise d’épitaphe, ça vieillit peut-être pas terrible. -7- Parce qu’on avait mis 500 euros sur le PSG en quarts de finale. -8- Parce qu’on avait décidé de prendre de l’avance sur le retour de la mode de la Tecktonik. -9- Parce qu’on lancerait bien un business de barbecues, là, non? -10- Parce que après réflexion, “et puis de toute façon, ça repousse” n’était pas un argument suffisant. -11- Parce que c’est notre technique de management. -12- Pour semer le trouble. -13- Parce que “attends mais qu’est-ce que tu appelles ‘brut’ et ‘net’ exactement?” -14- Parce qu’on était vraiment hyper-résolu(e), vraiment hein, mais à un moment quelqu’un a gueulé “SHOTS!!!”. -15- Parce qu’un Giant, s’il vous plaît ; non, un Quick N’Toast ; non, allez, un ClassiQ Crispy Onion pour changer ; non, un Giant finalement. -16- Parce que allez, cette année, on va prendre les petites routes, marre de filer autant de thunes à Vinci… -17- Parce que notre truc, c’est l’embarras. Du choix, oui, entre autres. -18- Pour avoir des regrets, mais pas les mêmes. -19- Parce qu’on a gardé nos neveux pendant trois heures. -20- Parce qu’on a essayé de changer David, mais au bout de huit ans de relation, on se rend à l’évidence. -21- Par pure provocation. -22- Parce que ça fait spontané. -23- Parce qu’on n’a pas signé avec notre sang, en fait. -24- Par flemme. -25- Parce que autant la grossesse s’est bien passée, autant l’accouchement, on le sent pas du tout. -26- Parce qu’on entend les gens hurler dans le manège pendant qu’on fait la queue. -27- Parce qu’il pleut. -28- Parce que oh non, finalement, ce n’est pas une raison. -29- Parce qu’on a pété les plombs. -30- Parce que c’est le bon moment. -31- Pour le plaisir. -32- Parce qu’on vient de démarrer la Twingo. -33- Parce que c’est plus simple que de changer la vis. -34- Parce qu’on aime bien prononcer le mot “finalement”. -35- Parce qu’on a déjà changé d’eau-de-vie. -36- Parce qu’on aime les gens qui doutent. -37- Parce que gribiche. Non, ravigote. On peut avoir les deux? -38- Parce qu’on préfère Hertz. -39- Parce qu’on a un nouveau look pour un nouvel avis. -40- Parce qu’on est plus influençable qu’influenceur(se). -41- Parce qu’on ne veut plus changer de vie. -42- Parce que la somme proposée est suffisante. -43- Parce que trop la flemme d’argumenter, vous avez raison. -44- Parce que dit en serbe, tout de suite, c’est plus motivant. -45- Parce que plus qu’une activité purement sportive, ce stage d’escalade sera avant tout une expérience sensorielle prompte à interroger notre lien avec la nature, ou Gaïa, comme on l’appelle au sein du cercle. -46- Parce que dans une vie antérieure, on devait être un essuie-glace. -47- Par décision du juge, tout simplement. -48- Parce que les promesses de campagne, vous savez ce que c’est… -49- Parce qu’on l’a vu porté –sur nous en l’occurrence. -50- Parce qu’on va devenir extrêmement riche très rapidement en cliquant ici. -51- Parce qu’on vient de croiser notre reflet dans une vitrine, on n’est pas si mal finalement. -52- Parce qu’on a un enfant qui crie très fort, là. -53- Parce qu’on avait compris changer d’habits, et on adore ça, nous! -54- Parce qu’on était de gauche avant François Hollande. -55- Parce que le site nous a dit: “Ah ouais tu refuses tous les cookies? Bah paye un abonnement alors. ” -56- Parce qu’on est Verseau. -57- Parce que c’est une souris qui vient de slalomer entre les éclairs au chocolat, non? -58- Parce qu’on n’avait pas vu le salaire. -59- Parce qu’on n’a rien de prévu jusqu’à 64 ans. -60- Parce qu’on est en deuxième jour de règles. -61- Parce qu’on ne sait plus si on a déjà salé… Allez dans le doute, on sale! -62- Parce qu’on voudrait se faire élire (c’est dans notre bouquin). -63- Pour faire comme les autres. -64- Parce qu’on a voté pour Annie Dingo! -65- Parce que des gens butés, il y en a plein les cimetières. -66- Parce qu’on est au camp de base de l’Everest. -67- Parce qu’on dit toujours “oui” quand on comprend pas. -68- Parce que cette année, on visite un peu la région, hein? -69- Parce qu’on a mis 200 balles sur Thibaut Pinot. -70- Parce que le petit dernier veut une batterie… -71- Parce que ça nous permet de procrastiner encore et encore. -72- Parce que c’est dans la dernière seconde qu’on rafle la mise au turf. -73- Parce qu’on est devant le maire, si on doit dire non, c’est maintenant. -74- Pour en informer les gens sur Twitter. -75- Parce qu’on serait bien parti(e) en vacances en train, mais l’aller-retour coûte dix pleins de diesel. -76- Parce qu’on vient de finir l’ensemble des CGU. -77- Parce qu’on a encore le droit, non? -78- Parce que depuis qu’on fait du vélo, ce sont les piétons qu’on trouve chiants. -79- Parce qu’on n’a pas gardé le ticket de caisse pour rien. -80- Parce qu’on a dit OK à la gérante du camping pour l’emplacement à côté des toilettes. -81- Parce que ce 49.3 nous a convaincu(e) du bien-fondé de cette loi. -82- Parce qu’on a vu une pub. -83- Parce qu’on a lu un truc sur Internet. -84- Pour donner tort à Brice Teinturier. -85- Parce qu’on vient de respirer le souffle du diable. -86- Parce qu’on a consulté notre compte avant de prendre les billets d’avion. -87- Parce qu’on ne l’avait pas vu avant la naissance, le bébé! -88- Parce qu’on regarde la troisième saison de Lost . -89- Parce qu’on s’appelle Olivier Girouette. -90- Parce que effectivement, maintenant qu’on est riche, on paie trop d’impôts. -91- Parce qu’il a dit “s’il vous plaît” . -92- Parce qu’on a acheté plein de bitcoins il y a six mois, génial! -93- Parce que Tibo InShape a dit que c’était dans la tête, la dépression! -94- Parce que finalement, il ne nous va pas si bien, ce nouveau nez. -95- Parce que ça fait sept pastis d’affilée, et en fait on n’aime plus. -96- Parce qu’on est bientôt au mois doute. -97- Parce qu’ils ont un vrai goût de viande, ces steaks végans! -98- Pour voir si on nous écoute vraiment. -99- Pour voir ce que ça fait d’avoir tort. -100- Parce qu’on est amoureux(se), pardi.

TURFU

WATERWORLD

Et si la solution face à l'élévation du niveau de la mer était de vivre sur l'eau? C'est en tout cas ce que propose une start-up américaine. Oceanix est sur le point de lancer la construction de la première cité flottante au monde au large de Busan, en Corée du Sud. Un modèle viable pour aider d'autres zones côtières à s'adapter au changement climatique? Réponses ici.

PAULINE DUCOUSSO

De la légende de l'Atlantide aux studios hollywoodiens, le mythe des cités sous-marines a souvent donné du grain à moudre aux scénaristes et écrivains. Aujourd'hui, la fiction est sur le point de devenir une réalité, à une (grosse) exception près: c'est sur l'eau que se jouerait l'avenir de l'urbanisation durable. Soutenue par ONU-Habitat, la start-up de “technologie bleue” américaine Oceanix projette de construire Oceanix City, le premier prototype au monde de “ville flottante durable, autonome et résiliente” face au changement climatique et à la menace de l'élévation du niveau de la mer. Une première qui pourrait bien servir d'exemple quand on sait que, d'après l'ONU, 90% des plus grandes villes du monde (qui regroupent près de 50% de la population mondiale) seront exposées à la montée des eaux et frappées par l'érosion côtière et les inondations d'ici à 2050.

C'est dans cette optique que les fondateurs d'Oceanix ont lancé les grands travaux. La construction du premier prototype de la cité futuriste flottante doit débuter cette année avec une livraison quatre ou cinq ans plus tard. Les 500 premiers résidents s'installeront au large des côtes de Busan, grande ville portuaire sud-coréenne peuplée de 3,4 millions d'habitants et plaque tournante mondiale en matière de logistique et de construction navales.

Pour assumer un projet d'une si grande ampleur, s'entourer de la crème des designers, ingénieurs et experts en développement durable éparpillés dans le monde allait de soi. Les fondateurs d'Oceanix ont donc fait appel aux talents des architectes danois du Bjarke Ingels Group -à l'origine de logements étudiants flottants à Copenhague- et de SAMOO (groupe Samsung) pour imaginer un écosystème d'une trentaine de plateformes réunies et réparties en six villages connectés par un port central. Le tout étendu sur une surface de 75 hectares, l'équivalent de 100 terrains de football. Avec une capacité de 300 à 500 résidents sur chaque îlot, la cité flottante pourrait accueillir au total près de 12 000 habitants. Sur place, ils circuleront à vélo, à pied ou à bord de voitures électriques entre les logements, jardins botaniques, restaurants, boutiques, écoles, hôpital et commissariat. Précision: Oceanix n'aura rien d'une île totalement isolée mais sera, au contraire, reliée à la côte par un pont long d'une centaine de mètres et par des navires à hydrogène ou des catamarans solaires.

Autosuffisance et locavorisme

Mais comment assurer la flottabilité de ce Lego géant, tout en cochant la case de la durabilité? Pour construire les caissons flottants modulables, le Biorock s'est présenté comme un candidat idéal.

Ce matériau naturel formé par les minéraux sous-marins soumis à un courant électrique promet une durée de vie de 120 à 150 ans et a tendance “à accélérer la régénération de l'écosystème” , selon Marc Collins Chen, cofondateur et PDG d'Oceanix. Au-delà des “superpouvoirs” du Biorock, la question de la résistance aux typhons, inondations et tsunamis ne suscite pas la moindre goutte de sueur chez l'équipe d'Oceanix, qui a tout prévu. “On est très confiants sur cet aspect-là. On dispose de toute la technologie et l'ingénierie nécessaires pour construire des structures très résistantes et sécurisées” , soutient Collins Chen, qui fut ministre du Tourisme de la Polynésie française. La ville de demain imaginée par Oceanix fonctionnera au maximum en autosuffisance tout en poursuivant un objectif zéro déchet. Au large de Busan, on mangera locavore. Les fruits et légumes seront cultivés localement dans des jardins botaniques, sous d'immenses serres ou même dans des fermes verticales à l'intérieur des plateformes. Quand, sous l'eau, seront élevés poissons et fruits de mer dans des cages greffées aux structures. L'eau, elle, sera recyclée à partir de la pluie, de l'humidité de l'air et grâce à des techniques de désalinisation d'eau de mer, tandis que l'essentiel de l'électricité sera produit de manière autonome à partir des panneaux photovoltaïques et mini- éoliennes installés sur tous les toits des habitations. Des bouées serviront à récupérer l'énergie des vagues pour la convertir en électricité.

“LES PROBLÈMES MASSIFS CAUSÉS PAR LA CRISE CLIMATIQUE NE SERONT PAS RÉSOLUS PAR DES INFRASTRUCTURES FLOTTANTES” Michael Gerrard, directeur du Sabin Center for Climate Change Law de l'université de Columbia

Une utopie ?

Sur le papier, le projet innovant, durable et eco-friendly Oceanix est plus que séduisant. Il n'empêche que les doutes quant à son intérêt existent. Pour Michael Gerrard, directeur du Sabin Center for Climate Change Law de l'université de Columbia, les solutions à la crise climatique se trouvent même ailleurs, et non dans un projet “utopique” .

“Les problèmes massifs causés par la crise climatique ne seront pas résolus par des infrastructures flottantes. On ne peut imaginer qu'un projet comme celui-ci soit viable et durable à l'échelle des grandes villes peuplées de millions d'habitants. Il ne bénéficierait qu'à un nombre limité de personnes” , tranche-t-il. Certes, les maisons flottantes bâties aux Pays-Bas ou au Danemark ont été un succès, mais nombre de projets de cités sur l'eau sont cependant restés au stade d'utopie. La ville flottante pour cinq millions d'habitants dans la baie de Tokyo imaginée dans les années 1960 par l'architecte métaboliste japonais Kenzo Tange n'a, par exemple, jamais vu le jour.

Pour le moment, les fondateurs d'Oceanix, eux, sont confiants. Après avoir obtenu d'investisseurs privés de la Silicon Valley les 200 millions de dollars nécessaires au financement de leur projet de prototype à Busan, ils s'apprêtent à conclure une levée de fonds. Et après? Si Oceanix voit le jour et fait ses preuves, le projet pourrait se répliquer et aider une dizaine de mégalopoles côtières à forte croissance démographique à s'adapter au changement climatique et à la montée du niveau des océans. Sinon, la vie dans l'eau demeurera l'apanage des fans de science-fiction.

PAULINE DUCOUSSO

TURFU

LA TÊTE ET LES JAMBES

Les neurosciences sont-elles le futur du foot ? Aux Pays-Bas, en tout cas, on y croit très fort. L'AZ Alkmaar, club néerlandais pionnier en la matière, a montré la voie en utilisant ces nouvelles méthodes de travail consistant à disséquer les cerveaux des joueurs pour en faire de meilleurs footballeurs.

PAR QUENTIN BALLUE ET CLÉMENT GAVARD - ILLUSTRATION : MARIA DO ROSÁRIO FRADE POUR TURFU

En mai 2022, Liverpool remporte la Coupe d'Angleterre contre Chelsea (6-5) après une séance de tirs au but. Quelques minutes plus tard, l'entraîneur des Reds, Jürgen Klopp, tient à dédier ce titre à Neuro11, une entreprise allemande cofondée par des neuroscientifiques qui propose des méthodes d'entraînement du cerveau et des capacités mentales.

“Ce trophée est pour eux, comme l'a été la Carabao Cup”, confie- t-il alors. Neuro11 travaille avec Liverpool en suivant l'activité cérébrale des joueurs à l'entraînement, grâce à des électrodes, de sorte à optimiser leurs performances - notamment sur les phases arrêtées.

Un exemple qui corrobore l'avis du légendaire manager français d'Arsenal, Arsène Wenger, selon qui les prochaines évolutions viendront des neurosciences. “Nous arrivons au bout du progrès de la vitesse physique , expliquait-il au Guardian en 2020. La prochaine étape consistera à améliorer la vitesse de prise de décision, la vitesse d'exécution, la vitesse de coordination, et c'est là que les neurosciences entreront en jeu.” Certains clubs l'ont bien compris. Particulièrement l'AZ Alkmaar, aux Pays-Bas.

Des têtes bien faites

Le club néerlandais mobilise plusieurs ressources, parmi lesquelles IntelliGym, un programme d'entraînement cognitif où les athlètes, devant un écran, se mesurent à des minijeux pour travailler leur concentration, leur lecture du terrain, leur positionnement ou leur réactivité. “Grâce à ça, ils parviennent mieux à identifier les opportunités avant qu'elles ne se présentent et à les exploiter au bon moment”, soulignait Marijn Beuker, ancien responsable de la performance et du développement du club. Dès la catégorie des moins de 11 ans, les joueurs suivent deux à trois séances de 30 minutes chaque semaine. Selon une étude conduite par l'université d'Amsterdam, les capacités des footballeurs utilisant IntelliGym ont progressé de 27% par rapport aux autres. L'AZ collabore également avec BrainsFirst depuis 2013. Cette start-up néerlandaise a révolutionné la recherche des nouveaux talents en identifiant les compétences cérébrales clés pour jouer au haut niveau. À partir de là, elle a établi un système d'épreuves, les NeurOlympics, pour déterminer si tel ou telle jeune a le potentiel cognitif requis. Les capacités de mémoire, d'attention ou d'anticipation visuelle des candidats sont ainsi évaluées au travers de quatre activités ludiques. L'une d'elles consiste par exemple à mémoriser la position et la direction de plusieurs boules dans une grille, quand une autre propose de toucher des cibles le plus rapidement possible avant qu'elles ne disparaissent de l'écran.

“Les clubs regardent la technique, le physique, la tactique, le mental, mais ils ne comprennent pas la boîte noire. Dans le processus, notre rôle est de la décoder”, explique Eric Castien, cofondateur de l'entreprise. Et d'éviter de passer à côté de pépites comme Antoine Griezmann, recalé plusieurs fois dans sa jeunesse par des clubs français en raison de son physique, mais unanimement reconnu aujourd'hui pour son intelligence de jeu. La vitesse du traitement des informations, la capacité d'attention et la mémoire de travail sont primordiales dans l'index de BrainsFirst. “Si un joueur n'est pas suffisamment prometteur cognitivement, le club ne l'intègrera probablement pas dans son centre de formation puisque le risque d'un mauvais investissement sera trop élevé” , poursuit l'expert. Les tests de BrainsFirst sont également utilisés auprès de l'équipe professionnelle, mais cette fois à des fins de complémentarité, pour cerner le fonctionnement de chacun. “Ce que fait le cerveau de Lionel Messi sur le terrain, ce que fait celui de Neymar, comment ils collectent et traitent l'information… Si vous avez des cerveaux trop similaires, si tout le monde pense de la même manière, vous avez un problème”, illustre Castien.

L'AZ Alkmaar, comme le PSV Eindhoven, une autre écurie néerlandaise, fait figure de pionnier concernant l'utilisation des neurosciences dans le milieu du football. Pourquoi? “Aux Pays-Bas, nous savons que nous ne sommes ni les plus forts ni les plus riches. Pour rivaliser avec les plus grands, nous devons être plus innovants, penser différemment” , théorise Castien. L'approche porte ses fruits: Alkmaar vient de remporter la Youth League, une compétition européenne réservée aux moins de 19 ans, et le PSV de s'adjuger la Premier League International Cup chez les moins de 23 ans. “C'est la preuve que ces innovations se traduisent sur la pelouse. Notre contribution se situe entre 10 et 20%, c'est déjà beaucoup , se félicite Eric Castien. Dans l' équipe qui a gagné la Youth League, treize ou quatorze joueurs ont rejoint l'AZ à 12-13 ans. Ils ont passé quatre ou cinq ans dans l'académie du club, à utiliser BrainsFirst. Je peux assurer qu'ils ont tous les capacités cognitives pour le football d'élite. S'ils échouent plus tard, ce ne sera pas à cause de leur potentiel cognitif.” L'AZ a d'ailleurs prolongé ce partenariat jusqu'en 2025.

Entre barrières et perspectives

Les précurseurs néerlandais ne sont cependant plus les seuls adeptes des neurosciences dans le monde du foot professionnel. En mai 2016, déjà, le Real Madrid envoyait une délégation de 25 personnes au centre de l'AZ Alkmaar pour observer leurs méthodes de travail. Depuis plusieurs années, de nombreux clubs (Olympique lyonnais, FC Barcelone, etc.) ont par exemple adopté le NeuroTracker, un simulateur virtuel nécessitant le port de lunettes 3D, qui demande à l'utilisateur(rice) de faire travailler son cerveau à l'aide de boules jaunes et de boules rouges.

Dans la même veine, près de 20 clubs européens utilisent aujourd'hui IntelliGym. C'est le cas du VfL Wolfsburg en Allemagne, du Red Bull Salzbourg en Autriche ou encore de La Gantoise en Belgique. Les résultats probants obtenus par BrainsFirst ont également attiré les regards et convaincu quelques sceptiques, au point que la start-up collabore actuellement avec une cinquantaine de clubs allemands, anglais, suédois, mexicains et même japonais.

“En général, les plus riches pensent : 'Si nous avons manqué un joueur, nous l'achèterons plus tard. 'Avec l'inflation et la pandémie, chaque club doit penser à son budget. Depuis un an, on voit une tendance, même les plus grands clubs sont ouverts à penser à notre solution, développe Eric Castien, qui précise aussi que certains clubs du niveau Ligue des champions ne sont pas encore éveillés à cette nouveauté. Ils avaient peut-être besoin de voir que ça marchait sur le terrain. C'est en croissance constante, mais ça fait quand même dix ans qu'on est là.” De la théorie à la pratique, le chemin n'est pas toujours aussi simple. Christophe Revel, entraîneur des gardiens réputés dans l'Hexagone, a intégré les neurosciences à son travail au début des années 2010. Il insiste sur l'importance de s'entourer “d'experts, de chercheurs” pour avoir des “rapports précis” et convaincre les joueurs. Ce qu'il a réussi à faire avec Benoît Costil, ancien portier du Stade rennais, mais pas avec Anthony Lopes à Lyon, où la place accordée aux neurosciences était quasi inexistante à son époque (2020- 2021). “Ce que tu fais avec trois gardiens, tu ne peux pas le mettre en place aussi facilement avec 25 joueurs, c'est trop contraignant en termes de logistique, de suivi de données, de concentration , prévient-il. Puis, il faut que ce soit une activité intégrée de manière progressive et réfléchie. Ça crame les mecs, ça peut être perturbant. Tout ce qui touche au cerveau, il faut y aller doucement et avec des professionnels. ” Lui voit tout de même d'un bon œil l'émergence d'une nouvelle génération d'entraîneurs plus ouverte à ces méthodes, tout en conservant un certain pragmatisme pour expliquer pourquoi les neurosciences ne pourront pas être implantées partout dans les années à venir: “Ce sera une étape pour les grands clubs, où ils auront les hommes et les infrastructures. ” Reste que les neurosciences ont déjà bousculé la façon de penser et de voir le foot.

“Les clubs regardent la technique, le physique, la tactique, le mental, mais ils ne comprennent pas la boîte noire. Dans le processus, notre rôle est de la décoder” Eric Castien, cofondateur de Brainsfirst

Leur expansion n'est pas terminée: BrainsFirst compte par exemple se tourner vers les équipes féminines et espère livrer des analyses plus spécifiques, comme déterminer le poste “naturel” d'un(e) joueur(e) (attaquant(e), milieu(e), défenseur(se), gardien(ne)) en fonction de son cerveau. Une évolution presque robotique et moins humaine? “Nous aimons tous les joueurs très intelligents footballistiquement, répond Eric Castien. Si nous comprenons mieux le foot au niveau cognitif et que nous sélectionnons les joueurs les plus intelligents, nous verrons de meilleurs matchs. Ce sera plus stimulant, plus surprenant et c'est plus sympa de voir la créativité s'exprimer. ” Que le spectacle commence.

PAR QUENTIN BALLUE ET CLÉMENT GAVARD - ILLUSTRATION : MARIA DO ROSÁRIO FRADE POUR TURFU

TURFU

"FAUT RÊVER UN PEU"

Que mangera-t-on demain? Comment produire des légumes sur Mars? Depuis son laboratoire du Centre français d'innovation culinaire, le physico-chimiste Raphaël Haumont tente de répondre à ces questions, et à plein d'autres. Sans jouer les apprentis sorciers, mais avec une conviction: bientôt, les îles flottantes flotteront vraiment.

PAR THÉO DENMAT ET ANAÏS RENEVIER - PHOTOS : RAPHAËL LUGASSY POUR TURFU

Vous avez mangé quoi ce matin ? Le matin, je mange toujours équilibré. C'est assez simple: un yaourt un peu protéiné, un fruit, un café et un peu de pain avec de la confiture maison.

En 2050, ce genre de petit déjeuner existera-t-il toujours, tant sur le fond que sur la forme ? Oui, je pense. On fantasme beaucoup la cuisine du futur. Dans Soleil vert (film de science- fiction de Richard Fleischer sorti en 1973, ndlr), on pensait qu'en l'an 2000, on allait avoir des voitures volantes et manger des capsules. Alors oui, aujourd'hui, en laboratoire, on est capable de vous donner exactement la dose de protéines, de vitamines et de glucides dont vous avez besoin pour bien vivre en fonction de votre morphologie. Mais la cuisine, ce n'est pas qu'une affaire de nutrition ou de corps qu'il faut maintenir en vie. C'est une affaire de plaisir, de lien social. C'est indispensable et c'est ça qui va rester. Donc oui, dans 50 ou 100 ans, il y aura encore un petit déjeuner à 7h30. Le croissant existe depuis des siècles, pourquoi il n'y en aurait pas encore dans 50 ans? En revanche, les produits se transforment. Le yaourt aux fruits de demain, ça sera peut-être un 'fruit au yaourt', sans lait, qu'on proposerait sous forme de billes ou de capsules. Il y aura de nouvelles tendances, de nouveaux ingrédients, de nouveaux aliments.

Un autre terme sur lequel on fantasme est celui de 'cuisine moléculaire'. C'est un terme affreux qui n'aurait jamais dû entrer dans le dictionnaire. Et les gens en font n'importe quoi. Récemment dans Top Chef, ils ont fait une épreuve de merde, catastrophique. Ils ont appelé ça 'cuisine moléculaire' et ils se sont tous retrouvés à jouer aux petits chimistes, avec des poudres de perlimpinpin, à faire brûler du pain, de l'azote liquide… Je peux vous faire le coup (il verse une louche d'azote liquide dans un verre d'eau, créant un nuage de fumée) : voilà, c'est beau, merci madame, ça fera 25 euros le cocktail moléculaire. Ça n'a aucun sens. La question, ce n'est pas le comment, c'est le pourquoi. La cuisine moléculaire ne doit pas être une tendance, mais un outil pour cuisinier au service de la créativité, de l'innovation et du plaisir. Si vous dites 'ce soir, tu veux manger quoi? Chinois, italien, moléculaire?', ça part mal. D'ailleurs, si vous voyez un restaurant de 'cuisine moléculaire', fuyez, ça sera une caricature. La cuisine moléculaire doit avoir un sens, pas être au service de la magie, sinon c'est raté.

Vous avez un exemple? Un sorbet, c'est un kilo de fruits et un litre de sirop de sucre pour éviter que les fruits ne cristallisent. Avec l'azote liquide, on peut surgeler instantanément une préparation, qu'on va 'cryoconcentrer', et faire un sorbet instantané sans sucre. Ça coule comme de l'eau, mais à -196°C. (Il pointe une machine blanche dans laquelle tourne une sorte de ballon à fond rond avec un liquide incolore) Cette machine, c'est un outil de science très connu des chimistes, mais qui n'a jamais été utilisé en cuisine. Dedans, on est en train de distiller du chocolat. On y a surtout mis des copeaux et des fèves de cacao, qui sont d'habitude jetées mais qui sentent encore beaucoup le chocolat. Ça permet de les récupérer. On parle du goût, mais c'est quoi, le goût? 80% de la nourriture, c'est de la rétro- olfaction. On mange des arômes. Or, en chimie, on apprend les parfums, les éthers. Quand vous cuisinez, ça sent bon. Mais c'est dramatique que tous ces parfums partent dans la pièce au lieu de rester dans l'assiette. Est- ce qu'il n'y a pas un moyen de les piéger et de les goûter?

Donc cette eau de chocolat, elle a le goût de l'odeur?

Pas forcément, mais l'eau a piégé les arômes qui étaient solubles. Vous pouvez trancher des poires, les tremper dedans, les imprégner et faire une poire Belle-Hélène incolore. Quand vous croquez dedans, c'est une poire au chocolat. On peut inventer plein de trucs, faire une tarte au chocolat sans couleur mais sans décolorer, et sans aucun produit chimique.

“Il n'y a pas plus moléculaire que le gigot de sept heures”

Ces outils sont plutôt réservés à un usage professionnel, mais pourraient-ils à terme se retrouver dans nos cuisines ? Il faut justement travailler avec des gens qui fabriquent des casseroles, des fours. On est en discussion avec des personnes qui servent d'interface entre du matériel de cuisine et du matériel scientifique parce qu'une machine comme ça, avec de la pression et des bars, c'est évident que madame ou monsieur Michu ne la comprendront pas. Il ne faut pas un doctorat pour faire une confiture, mais on pourrait imaginer que les fours de demain aient d'un côté des thermostats comme on les connaît, et de l'autre des boutons 'pression 1', 'pression 2', 'pression 3' pour aspirer l'air. C'est simple, il suffit de rendre le four étanche et d'installer une petite pompe. Aspirer pendant la cuisson permet d'avoir des gâteaux ultra-aérés en enlevant la levure des préparations. On s'y retrouve au niveau santé, microbes, gain de temps, énergie, efficacité et goût. J'espère que ça va arriver petit à petit.

À quoi ressemblera la cuisine de demain? Vous dites que les hottes disparaîtront, par exemple. La cuisine doit respecter les enjeux de la planète, parce qu'on nous dit qu'en 2050, on sera dix milliards sur Terre à se partager des ressources limitées. Il va falloir apprendre à mieux gérer les choses. On ne pourra plus continuer à cuire des haricots dans un litre d'eau puis les plonger dans un kilo de glaçons pour fixer la couleur. Tu crois vraiment que tu as besoin d'un litre d'eau pour cuire un légume qui en contient 96%? C'est une urgence de réfléchir aux outils de demain. Les plaques à induction de 7 000 watts, c'est du délire. Le seul repère qu'on a en cuisine, c'est: ça bout. Ça bout, on met les haricots, ça bout, on met les œufs. Mais rien ne cuit à 100°C. Un œuf commence à cuire à 62°C, un haricot à 82. Si on attend que ça bouille, on gaspille beaucoup d'énergie, et en plus on perd des vitamines. Le constat est assez dramatique: à part le micro- ondes et le congélateur, on cuisine encore comme au Moyen Âge. Il y a eu zéro avancée. C'est toujours le feu, le foyer, ça chauffe par en bas. C'est primitif.

Vous travaillez avec l'Agence spatiale européenne (ESA), le Centre national d'études spatiales (CNES) et vous avez préparé les repas de Thomas Pesquet pour sa mission dans la Station spatiale internationale (ISS). Votre travail sur l'alimentation dans l'espace vous donne-t-il des pistes pour penser notre nourriture de demain sur Terre ? On réfléchit aux voyages sur l'ISS ou vers la Lune, mais la vraie motivation, c'est de partir sur Mars. Tu ne peux pas y aller avec de la bouffe, il va falloir produire sur place, imaginer l'agriculture. Réfléchir aux outils, ça fait repenser la cuisine. Là, on a mis au point un truc tout simple: un batteur pour faire une mousse au chocolat. Comment faire une mousse au chocolat en microgravité? Le blanc d'œuf va arriver en poudre, comment on le réhydrate? Comment on rajoute du chocolat dedans? Comment on mélange? Comment ça mousse en milieu clos et en microgravité? Il faut qu'on ait un rendement optimal, rien n'est laissé au hasard. Il faut tout repenser. Travailler sur l'alimentation dans l'espace, c'est surtout un prétexte pour travailler pour les sept milliards de personnes qui n'y vont pas.

Vous êtes titulaire d'une thèse en sciences des matériaux. À quel moment avez-vous décidé de vous consacrer à la cuisine ? Réponse un peu bateau: depuis tout petit, je joue plus avec des casseroles qu'avec des Playmobil. J'ai des photos de moi en train de faire bouillir ou pourrir des trucs dans ma chambre. Ce qui m'a tout de suite fasciné, c'est la transformation de la matière. Faire pourrir quelque chose, créer une mousse, c'est magnifique. Et après, gourmand et gourmet, je me suis intéressé à la cuisine. Le déclic, c'est vraiment quand j'ai rencontré Hervé This (chimiste français connu pour être l'inventeur de la cuisine moléculaire, ndlr) pendant mon DEA. J'étais l'un de ses premiers étudiants, il associait science et cuisine, j'ai trouvé ça fascinant.

Hervé This a théorisé la 'cuisine note à note' en 1994, une approche purement scientifique de l'aliment de laquelle vous vous êtes plutôt détaché. La cuisine note à note, c'est une approche assez complexe. Ça part du principe que si on peut reproduire le goût de la fraise, ou une texture, alors pourquoi avoir des fraises? On peut tout créer en laboratoire. C'est un parti pris très chimique. Nous, on développe plutôt l'aspect physique. Il y a encore plein de choses à découvrir en physique sur la température, la pression, la vitesse. On prend ce que la nature nous donne et on l'exploite au maximum. Dans une fraise, il y a 400 molécules. Même dans les plus grands parfums, il y a 100 ou 150 molécules, et c'est déjà un vrai casse-tête. On n'arrivera jamais à recréer le goût de la vanille de Tahiti ou de Madagascar, c'est trop subtil.

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Comment s'est faite votre rencontre avec Thierry Marx? Il y a quinze ans de ça maintenant, j'avais ce début de labo, qui n'était pas ici, et je me suis dit qu'en tant que scientifique, il fallait avoir une crédibilité en cuisine. Donc soit je passais mon CAP, soit je m'associais avec un chef. J'étais déjà en admiration devant le travail de Thierry Marx, parce qu'on avait le même vocabulaire. Je faisais une thèse sur la structure de la matière, et lui parlait de structure d'une carotte ou d'un champignon. Donc je lui ai écrit, il m'a dit 'venez', j'ai chargé ma bagnole avec tout un tas de produits et de machines, et j'ai roulé jusqu'à Pauillac, au Château Cordeillan- Bages. Je devais passer le week-end et j'y suis resté la semaine. On ne se connaissait pas et il m'a filé les clés du frigo et une petite place dans la cuisine en disant: 'Vas-y, amuse-toi. ' Donc en fin de service, je leur piquais une tomate, un truc, une sauce, je commençais à distiller, à faire des centrifugations, ça partait dans tous les sens, et il s'est dit qu'il y avait un truc à faire. On s'est revus de plus en plus régulièrement, jusqu'à monter cette chaire ensemble.

“Le yaourt aux fruits de demain, c'est peut-être un 'fruit au yaourt' sans lait, qu'on proposerait sous forme de billes ou de capsules”

Marx s'inspire beaucoup de la cuisine asiatique, dont l'approche va à rebours de la nôtre, biberonnée au beurre et à la crème. Est-ce le genre de cuisine vers lequel nous devrions tendre en 2050? Thierry dit toujours qu'il ne faut jamais opposer tradition et innovation. En France, la cuisine est très riche, assez bourgeoise: des œufs, de la crème, beaucoup de choses… Mais c'est beaucoup plus dur d'enlever des choses que d'en ajouter. La cuisine japonaise, elle, va à l'épure. Ils font des choses merveilleuses, notamment sur les fermentations avec le miso. Le Japon est un pays incroyable parce que tout cohabite intelligemment. Vous avez des dames en kimono devant un écran LED de quatre mètres de large, et tout va bien, en fait. On va d'ailleurs y faire un cycle de conférences en octobre. En France, on a tendance à se demander: 'Alors, tu veux faire traditionnel ou moléculaire?' Mais regardez le Paris-Brest: à l'époque, le mec fait un gâteau avec un trou pour ressembler à une roue de vélo… Un barjot! Sauf que c'était ultra-innovant, ça a fait ses preuves, convaincu un public, et c'est resté. Et l'innovation qui reste, ça s'appelle la tradition. Il n'y a pas plus moléculaire que le gigot de sept heures, par exemple. Pourquoi sept heures? Parce qu'à basse température, le collagène se délite, se transforme en gélatine, donne le moelleux et garde l'eau dans les fibres. Aujourd'hui, on est capable de mettre des mots sur tout ça: à l'époque, on constatait juste que ça marchait. Ce qu'on fait là (il montre son plan de travail), la mousse au chocolat sans œufs et sans sucre, j'espère que ça sera une évidence dans dix ans. Là, on aura gagné. La cuisine comme la chimie sont des secteurs où l'on essaie et où l'on apprend de ses erreurs.

Comment on fait une mousse au chocolat sans œufs ni sucre? Pour faire une mousse, il faut des œufs, du sucre, monter les blancs en neige, puis aromatiser avec du chocolat fondu. Mais prenons du recul. C'est quoi, 'faire mousser'? Le produit peut mousser tout seul, à condition de comprendre ce qu'on fait. (Il sort un siphon, dans lequel il insère une cartouche de gaz) Dans votre préparation, vous avez mis de l'eau, parce qu'il y a 90% d'eau dans un blanc d'œuf. Vous avez mis du gras avec le chocolat, et vous avez mis de l'air. De l'eau, du gras, de l'air. (Il secoue le siphon). Maintenant, si vous mettez de l'eau et du chocolat à fondre aux bonnes proportions dans une casserole, que vous laissez refroidir et y ajoutez de l'air (il appuie sur le siphon, qui éjecte une mousse parfaite), vous avez une mousse de chocolat. Caraïbes 66% Valrhona, celle- là. Quatre fois moins de calories, pas d'allergènes, ça se conserve très bien parce qu'il n'y a pas d'œuf, c'est vegan… On coche pas mal de cases. Après, vous pouvez remplacer l'eau par du lait, de la crème, du thé à la menthe… C'est à vous de jouer, maintenant.

Vous êtes justement un adepte du food pairing, soit le défrichage d'associations de saveurs insolites que l'on retrouvera dans le futur. Vous dites par exemple que chocolat-concombre marche mieux que chocolat-menthe… Ou chocolat-olives, aussi. Kiwi- huîtres, fourme d'Ambert-ananas... Le food pairing, c'est une approche d'analyse systématique des ingrédients. Le constat est assez simple: si je vous dis poire- chocolat, mangue-passion, fraise- framboise, citron-basilic, ça marche. Mais ça veut dire quoi, 'ça marche'? Ça veut dire que ces ingrédients se partagent des molécules communes qui excitent les mêmes récepteurs et que votre cerveau est incapable de différencier les saveurs. Quand on compare les molécules du chocolat, on se rend compte que le concombre ou l'oignon fonctionnent presque mieux que la menthe. Sur le papier. Après, le chef doit se l'approprier, raison pour laquelle on dit que la cuisine moléculaire est une base, une source de créativité. On nous dit de manger cinq fruits et légumes par jour, mais comment accompagne- t-on les gens à manger du brocoli? Si on leur dit que brocoli- fraise-kiwi ça marche superbien, c'est un début. Comme abricot-roquette. Si vous faites poêler des figues et que vous déglacez avec un expresso, c'est exceptionnel.

Donc à ceux qui vous disent que la science retire une part de sa magie à la cuisine, vous leur rétorquez plutôt que ça en ajoute.

Au contraire, oui! Parce que ça libère les cuisiniers de plein de techniques. Dans les étuves, là-bas (il pointe un four blanc), on peut mettre 30 œufs à 62°C, ça va vous faire des oeufs mollets nickel, sans eau, rien, pendant que le chef peut imaginer autre chose. Un opéra revisité au wasabi, par exemple.

Existe-t-il un aliment dont on ne soupçonne pas toutes les qualités mais qui peut servir d'entrée, de plat et de dessert? C'est toujours le grand fantasme de trouver l'aliment magique ou le super aliment. Il y a eu le brocoli, puis la tomate. Maintenant, c'est le chou kale. C'est vrai qu'il y a des produits qui ont un peu plus de vertus que d'autres, qui se développent plus vite. Mais il faut manger de tout, équilibré, et jamais de mono- produit. Pour l'alimentation dans l'espace, on travaille avec la société Orius. Ils testent tout ce qui pousse, en combien de temps, sur combien de mètres carrés, pour combien d'énergie... Qu'est- ce qui pourrait bien pousser sur Mars ou sur la Lune?

Le blé? Ça met un an à produire, ça nécessite une moissonneuse- batteuse, et surtout, on ne mange que 5 à 8% de la plante. Tout le reste part à la poubelle, ou presque. Le chou kale, on en mange toute la plante et elle se développe très vite avec peu d'énergie. Ça peut être très riche en protéines et en fibres. Le problème, c'est que c'est peut-être un peu trop riche en fibres. On n'est pas des vaches non plus. On peut manger 100 grammes de chou kale par jour, mais pas un kilo.

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Vous disiez que l'assiette se végétalise de plus en plus. Travaillez-vous sur des substituts à la viande? C'est une nécessité. On peut remplacer en grande partie les protéines animales par le végétal, qui contient plein d'acides aminés, et faire de vrais substituts gourmands, avec un champ d'exploitation incroyable de nouvelles textures. Si vous regardez actuellement les produits végétariens, la 'faux-cisse', le 'joie gras', le 'faux- mon', ça ne fait pas forcément rêver. J'ai envie de m'y mettre très prochainement, mais il faut trouver des partenaires. Ce qui est sûr, c'est que les protéines animales, l'agriculture intensive, les usines à 100 000 cochons en Chine, ce n'est plus possible. Mais pour les remplacer, il va falloir trouver des choses qui poussent vite et qui soient rentables. Les spirulines ont été un peu écartées parce qu'elles étaient très amères et pas forcément faciles à manipuler. Mais elles ont la vertu de multiplier leur population par deux toutes les 20 minutes. Les algues sont extrêmement intéressantes, comme de nouveaux légumes à part entière (il pointe des algues posées sur une table). On fait aussi des tests sur du wakamé breton avec la société Zalg.

Ça peut être très riche en protéines, ça pousse bien, sans eau, et c'est vraiment un des matériaux du futur. Pour l'alimentation et pour l'emballage.

Vous avez d'ailleurs fait une cannette à base d'algues, pour remplacer le métal. Et pas besoin d'aller au Japon, vous en avez en Bretagne!

Dernièrement, on travaille aussi l'agar- agar sous forme séchée (il se saisit d'une poignée de fils blancs qui ressemblent à du polystyrène).

On connaît le gélifiant pour faire des ravioles, mais pourquoi ne pas en faire des sacs plastique?

Sans faire de shintoïsme, la nature a 4,5 milliards d'années de recherche et développement derrière elle, à essayer, faire des erreurs et à retenir la solution qui permet de survivre. Et nous, on arrive avec nos boîtes à kébab en plastique?

J'en ai toujours une ici, parce que ça parle aux étudiants. (Il ouvre un tiroir de son bureau et en brandit une) Ça, ça met 700 ans à se dégrader. Avec l'agar-agar, il faut améliorer la finesse, c'est moins isolant, le ketchup va le bouffer parce que c'est acide… Mais ça suffit largement pour manger une portion de frites ou un poulet ramené chez soi. Et ça disparaît en trois jours dans l'eau.

La rigidité des fibres, c'est génial. Un céleri, c'est 96% d'eau. Si vous le prenez dans la gueule, vous allez sentir la différence avec un verre d'eau, croyez-moi. Donc inspirons-nous de ce qui existe dans la nature: la peau d'une tomate cerise ou d'un grain de raisin, ça fait respirer le fruit mais c'est très rigide et ça le protège du monde extérieur.

Quelque part, c'est comme une cannette. Si on mixe bien de la sciure de copeaux de chocolat traitée avec des algues, ça se solidifie et on peut en faire des meubles. C'est de l'aggloméré: des fibres piégées dans une matrice. Plus besoin d'arbres. Voilà une piste pour les matériaux de demain.

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“Le constat est assez dramatique: à part le micro- ondes et le congélateur, on cuisine encore comme au Moyen Âge”

Quel repas rêveriez-vous de consommer que la science n'a pas encore inventé? Mon fil conducteur, c'est l'île flottante qui flotterait vraiment dans la pièce. J'en rêve.

J'ai même déjà essayé avec de l'hélium. Mais l'innovation vient parfois de l'absurde. Une tarte, c'est en 2D, et on l'avale. Mais ne pourrait-on pas 'respirer' ou 'boire' une tarte? Ce sont des questions débiles, mais on a réussi à faire de la pâtisserie liquide. Ça a marché dans les bars, mais pas vraiment dans les pâtisseries: quand les gens buvaient leur tarte tatin à la paille, il leur manquait la mâche.

Vous êtes un gamin d'Évry-Courcouronnes, dans l'Essonne, qui se destinait à devenir chimiste et qui finit dans des avions zéro gravité avec Thierry Marx. Vous qui réfléchissez au futur de la bouffe en 2050, comment voyez-vous le vôtre?

Je me vois m'amuser. Quand le CNES vient me voir en disant 'on va réfléchir à la nourriture sur la Lune', bah génial. Faut rêver un peu. Si je peux faire un test sur la Lune, j'y vais demain. ISS, pareil. J'adore l'espace, j'ai même essayé de prendre des cours de pilotage, mais je manque de temps…

D'où l'île flottante. D'où l'île flottante. L'idée de se barrer d'ici, de s'envoler. Ça montre aussi qu'on peut sortir de la fac d'Évry, intégrer Centrale, rencontrer des gens et accomplir ses rêves. C'est là-dessus que Thierry m'a énormément apporté: arrêter de réfléchir en diplôme, mais réfléchir en projet. Là, j'essaie d'apprendre le japonais, ce n'est pas pour autant que ça marche. Mais je me lance. Je suis toujours en train de réfléchir à l'après.

Ne seriez-vous pas finalement en train de demander aux cuisiniers d'apprendre une nouvelle langue? Ils connaissaient déjà la langue. Pierre Hermé, il n'a pas attendu le food pairing pour trouver, il y a 20 ou 30 ans, que rose- framboise-litchi, ça marchait. Modestement, aujourd'hui, on peut dire qu'il avait raison. Michel Bras, qui cuisine des légumes à la perfection, peut-être qu'il n'a pas les mots comme 'déliter des pectines' ou 'hydrater des colloïdes', mais il le fait. Émulsion, foisonnement, azote liquide, ça ne doit pas être des gros mots dans les écoles de cuisine. C'est un nouveau langage dont les chefs ont la grammaire et qu'on va enrichir avec un peu de vocabulaire.

PROPOS RECUEILLIS PAR TD ET AR

PAR THÉO DENMAT ET ANAÏS RENEVIER - PHOTOS : RAPHAËL LUGASSY POUR TURFU

TURFU

SILICON VILNIUS

Et si la Lituanie était le nouvel eldorado de la tech? Depuis quelques années, le petit État balte est devenu une terre de start-up innovantes, et même le berceau de plusieurs licornes.

PAR ARTHUR JEANNE, À VILNIUS ILLUSTRATIONS: JAMES CLAPHAM POUR TURFU

Les temps changent. Pendant des décennies, le quartier Naujamiestis (“Nouvelle Ville”) de Vilnius fut le poumon économique et industriel de la république socialiste soviétique de Lituanie. En son cœur, l'usine de textile Lejila de la rue Paneriu était alors l'un des fleurons de l'industrie locale. Plusieurs milliers de personnes y pointaient chaque matin. Ici, on taillait des costards gris pour tous les apparatchiks de l'empire.

En guise d'uniforme, Darius Zakaitis préfère porter une chemise à col mao et un pantalon noirs, ainsi qu'une paire de Birkenstock.

Un look de gourou de la tech californien qui sied bien à son statut de business angel et à ses ambitions: convertir cette partie de Vilnius en une sorte de Silicon Valley balte. Avec ses partenaires, le longiligne entrepreneur vient d'investir 100 millions d'euros pour bâtir Tech Zity Vilnius en lieu et place de l'usine Lejila. Le nouveau complexe sera quasiment deux fois plus grand que la Station F à Paris et accueillera 5 000 startupeurs sur 55 000 mètres carrés une fois totalement achevé en 2026.

Dans cette ville dédiée à l'économie numérique, il y aura évidemment des espaces de coworking et de coliving. Tech Zity Vilnius fonctionnera 24 heures sur 24, sept jours sur sept, et on pourra même y manger et y boire des bières artisanales et différentes spécialités de café. Une expérience totale, donc. De quoi rendre fier Darius Zakaitis. “Ce sera le campus industriel technologique le plus grand et le plus durable d'Europe”, annonce l'homme qui a choisi de conserver l'héritage soviétique du bâtiment pour symboliser le passage “d'une révolution industrielle à une autre”. Zakaitis fait le tour du propriétaire, s'attarde sur le carrelage mural d'époque ou sur les plafonds de sept mètres de hauteur censés stimuler la créativité, avant d'inviter à le suivre sur le rooftop.

“Le meilleur endroit du monde pour les licornes”

Du toit de l'ancienne usine de textile, la vue sur la transformation de la capitale de l'État balte en un hub européen de la tech est imprenable.

Les success-stories locales pavoisent et affichent leurs logos sur les murs des anciens sites industriels. À 200 mètres à peine, voici Vinted, fierté nationale créée en 2008 à Vilnius. À peine plus loin, Nord Security, bien connue pour son VPN, vient d'installer ses nouveaux bureaux dans une ancienne usine de… chaussettes. En obtenant le statut tant convoité de licornes (start-up valorisées à plus d'un milliard d'euros), les deux entreprises ont placé leur pays sur la carte mondiale de la tech. Un accomplissement célébré par la municipalité, qui a rebaptisé l'arrêt de bus du quartier “Vienaragių”, “licorne” en lituanien. Dans la foulée de ses champions, se sont engouffrées des centaines de start-up innovantes qui commencent à attirer l'attention d'investisseurs internationaux. Vilnius est le pôle technologique qui connaît la plus forte croissance en Europe centrale et orientale. Le pays, quant à lui, est désormais mondialement reconnu pour son excellence dans des domaines tels que la fintech, la cybersécurité ou la biotech. Une nouvelle donne qui ne s'est pas jouée du jour au lendemain et qui raconte en creux l'histoire du pays depuis son émancipation de l'Union soviétique.

Le 11 mars 1990, la Lituanie devient le premier État du bloc soviétique à déclarer son indépendance.

Comme dans quasiment toute l'ex-URSS, les nineties sont sauvages. Le passage à l'économie de marché fait basculer une grande frange de la population dans la pauvreté. Dans les rues de la capitale, ça tire à balles réelles quand le crime organisé règle ses comptes et tente de faire main basse sur l'économie. Mais la situation se normalise vers la fin de la décennie. L'État reprend le contrôle et le pays se reconstruit alors sous l'impulsion de scientifiques et d'ingénieurs qualifiés, une spécialité maison. Au moment où l'économie se relève lentement, Vilnius, comme les autres États baltes, fait très vite le choix de l'intégration européenne et de l'adhésion à l'OTAN.

En 2004, la Lituanie devient membre de l'Union européenne. Dès lors, les grandes entreprises mondiales regardent avec avidité ce petit pays qui dispose d'une main- d'œuvre extrêmement qualifiée et anglophone à bas coût. L'État, lui, fait tout pour attirer des investisseurs étrangers. Résultat, dès 2009, des entreprises telles que Barclays, Western Union et la Danske Bank installent leurs centres de service dans le pays: “Ces boîtes ont commencé avec 100 personnes, et quand elles ont vu le niveau local des talents, elles ont créé d'énormes filiales de plusieurs milliers de personnes. Les talents locaux se sont confrontés aux standards internationaux et ont acquis une certaine confiance, ça a été un accélérateur pour le secteur de la tech”, remet Inga Langaite, présidente de Unicorns Lithuania, une association qui rassemble les principales start-up et dont le but est de faire de la Lituanie “le meilleur endroit du monde pour les licornes”.

Vers la fin des années 2000, alors que l'économie numérique et les start-up commencent à décoller partout dans le monde, du côté de Vilnius, des jeunes geeks surdiplômés et mal rémunérés commencent à se dire: pourquoi pas nous?

Ils ont la dalle, les capacités techniques et la conviction qu'ils peuvent y arriver tout seuls. Au départ, comme souvent, c'est l'histoire de deux gars derrière un ordi. À la fin des années 2000, Eimantas Sabaliauskas et Tom Okman viennent de finir leurs études et bossent sur des projets en free-lance. Pour mener à bien une mission en marketing digital, ils doivent accéder au Web de différents pays comme s'ils y étaient physiquement. Pour y parvenir, ils déploient alors un serveur VPN particulièrement efficace. Rapidement, ils réalisent que leurs potes, puis les potes de leurs potes ont les mêmes besoins et utilisent leur service. NordVPN est né.

Parfois, c'est aussi l'histoire d'une fille qui, depuis son canapé, doit trouver une solution à un problème concret et fait appel à un ami développeur. En 2008 à Vilnius, Milda Mitkute remplit ses cartons pour un déménagement mais elle possède beaucoup trop de vêtements. Un ami lui propose alors de créer une plateforme en ligne pour qu'elle puisse les revendre facilement. Ses copines s'inscrivent, les copines de ses copines aussi, la mayonnaise prend. Vinted est né.

Dans le monde, la plupart des start-up construisent leur croissance grâce à des levées de fonds successives sans forcément être rentables au départ. Vinted, NordVPN et les autres pépites made in Lithuania n'ont, elles, pas eu ce luxe. Elles ont dû avancer dans leur coin sans pouvoir attirer l'attention d'investisseurs internationaux, convaincus que pas grand-chose de moderne et de technologique ne pouvait grandir dans ce coin du nord-est de l'Europe (ou préférant investir plus au nord, en Estonie). “Il n'y avait pas de capital disponible pour lever des fonds, il fallait grossir avec nos propres moyens. Et puis la Lituanie était une zone grise, personne ne regardait vers ici, le seul moyen de devenir profitables, c'était d'être rentables”, raconte le chevelu Eimantas Sabaliauskas, cofondateur de Nord Security. Cette génération d'ingénieurs qui “a compris comment Internet fonctionne”, dixit Zakaitis, sait bien que la Lituanie est un tout petit marché. Il faut donc tout de suite penser plus grand et créer un produit susceptible de fonctionner à l'échelle mondiale. Résultat, les pépites locales se développent et commencent à faire parler d'elles au mitan des années 2010. Il y a là Vinted, Nord Security, mais aussi le site Bored Panda, les sondeurs portables de Deeper, le service de paiement TransferGo et quelques entreprises du secteur de la fintech. “Il y a un effet réseau pour toute l'économie, dix entreprises à succès dans un pays de 2,6 millions d'habitants, c'est énorme et un motif de fierté”, remet Darius Zakaitis. Rokas Peciulaitis a, lui, cofondé Contrarian Ventures, un fonds d'investissement qui mise sur des start- up de la climate tech et de l'energy tech avec la volonté de décarboner l'économie. Pour ce trentenaire, fin connaisseur d'un petit monde où tout le monde se connaît, l'une des particularités de l'écosystème lituanien, c'est bien le patriotisme de ses chefs de file:

“Ces entrepreneurs qui ont tous entre 30 et 40 ans veulent construire ici, développer le pays. C'est une priorité pour eux de dire 'on y est arrivés d'ici', ils insistent pour payer leurs impôts en Lituanie. Je pense qu'ils veulent prouver que ce pays que beaucoup considéraient comme insignifiant existe. Il y a vraiment une fibre nationaliste. ”

La menace russe sur le pas de la porte

Quand la Russie a envahi l'Ukraine en février 2022, les parents de Rima Olberkyte-Stankus l'ont appelée. Ils lui ont dit qu'ils avaient fait des provisions pour plusieurs semaines puis qu'ils allaient s'installer dans la cave de l'immeuble où ils résident avec leurs voisins. Avant de raccrocher, ils lui ont conseillé de faire la même chose. Rima a une quarantaine d'années. Elle fait partie de cette génération qui a grandi à la fois sous l'URSS et la Lituanie indépendante.

Jeune ado, elle a vu son père partir à l'aube comme tant d'autres hommes de la ville pour défendre le Parlement lituanien des chars russes entrés dans Vilnius en janvier 1991.

Sa grand- mère lui a appris la leçon suivante: “N'aie jamais peur de rien, sauf que les Russes nous envahissent. ”

“L'émergence de licornes et la croissance globale de l'écosystème des start-up est en train de changer la manière dont le monde perçoit notre pays” Ausrine Armonaite, ministre lituanienne de l'Économie et de l'Innovation

Pourtant, quand elle a pu voyager pour la première fois aux Pays-Bas dans les années 1990, elle a réalisé avec tristesse que les gens n'y faisaient pas franchement la différence entre les Russes et les Lituaniens. Dans l'ouest de l'Europe, on considérait alors la Lituanie comme une pièce indistincte de ce vaste puzzle que constituait l'ex-URSS. Aujourd'hui, Rima est responsable des relations publiques pour Vilnius Tech Fusion, une branche de Go Vilnius, l'organisme chargé de promouvoir le tourisme et le business dans la capitale. Pour elle, comme pour énormément de ses compatriotes, participer à la croissance économique de la Lituanie, c'est jouer un coup de billard à plusieurs bandes et permettre à la fois de changer l'image du pays, mais aussi de le renforcer face à la menace russe: “On a besoin d'être un pays qui compte”, résume-t- elle. Cette mission, l'immense majorité de l'écosystème tech l'endosse sans hésiter: “On a la Russie et la Biélorussie sur le pas de notre porte, ça nous encourage à dynamiser notre économie au maximum et à renforcer notre notoriété. À construire notre pays et notre économie plus vite et de manière plus ambitieuse”, explique Inga Langaite. Un discours qui inspire Eimantas Sabaliauskas, le cofondateur de NordVPN: “On a été annexés pendant 50 ans et privés de succès. Le monde doit savoir qu'on fait partie du monde occidental. Avant la Seconde Guerre mondiale, notre économie était au même niveau que celle du Danemark ou de la Finlande. On a cette faim de rattraper le reste de l'Europe. ”

“Il n'y avait pas de capital disponible pour lever des fonds, il fallait grossir avec nos propres moyens. Et puis la Lituanie était une zone grise. Personne ne regardait vers ici” Eimantas Sabaliauskas, cofondateur de Nord Security

À une petite dizaine de kilomètres du centre-ville de Vilnius, l'entreprise Teltonika fabrique des objets électroniques connectés. Récemment, sa filiale paramédicale a fait parler d'elle en lançant TeltoHeart, un bracelet intelligent connecté capable de détecter l'arythmie cardiaque et ainsi réduire les risques d'infarctus. Une innovation qui fait la fierté de Martynas Osauskas, son président: “La technologie, c'est notre pétrole, on n'a pas de ressources à part nos talents. Mais on est très ambitieux. ” À l'image de TeltoHeart, le pays souhaite devenir l'un des leaders mondiaux du secteur de la biotech, en croissance de 62% l'an passé. Un symbole de plus que la Lituanie envisage désormais la technologie comme la meilleure carte dans sa manche pour se faire une réputation mondiale et devenir un pays qui compte. D'ailleurs, la stratégie fonctionne déjà, selon la jeune ministre de l'Économie et de l'Innovation, Ausrine Armonaite: “ L'émergence de licornes et la croissance globale de l'écosystème des start-up est en train de changer la manière dont le monde perçoit notre pays. Le succès de nos start-up attire l'attention et place la Lituanie sur la carte du monde comme un pays innovant et spécialiste de la technologie. ” La rumeur largement colportée à Vilnius veut même qu'à New York, les venture capitalists parlent désormais de la Lituanie comme du joyau caché où il faut absolument investir.

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Longtemps, la Lituanie a été une terre d'émigration.

Un endroit que les jeunes du pays quittaient en quête d'un meilleur salaire, quitte à renoncer à des emplois auxquels leur niveau d'études les destinait. Quand le pays est entré dans l'Union européenne, énormément de Lituaniens en ont profité pour partir au Royaume- Uni, en Irlande ou en Scandinavie. Ces dernières années, la donne a changé du tout au tout. Le solde migratoire s'est inversé. La naissance d'un écosystème dynamique et l'émergence de licornes ont permis de mettre fin à la fuite des cerveaux. Toute une génération, dont fait partie Rokas Peciulaitis, qui a commencé sa carrière en tant que trader à la City, est revenue au pays: “Désormais, tu as les mêmes opportunités à Vilnius qu'à Londres ou à Berlin, il n'y a presque plus de différences non plus au niveau des salaires”, juge-t- il.

Logiquement, la main- d'œuvre est donc devenue trop chère pour le dumping social des multinationales: “La Lituanie a cessé d'être une destination low cost où externaliser certains services pour devenir un aimant à entreprises qui veulent développer des produits et des solutions de haut niveau. C'est un changement énorme”, se réjouit Ausrine Armonaite. Conséquence de ce glow up, le PIB par habitant de la Lituanie (en tenant compte de la parité du pouvoir d'achat) vient de dépasser celui de l'Espagne et atteint désormais un montant à peine 10% inférieur à celui du Japon: “C'est un pas phénoménal si tu regardes par rapport à il y a 20 ans, le fossé devait être de fois trois. Les gens pensent encore que la Lituanie est un pays de l'Est, mais ça n'est plus tellement vrai”, explique Peciulaitis. Il y a encore quelques années, Vilnius devait être la ville idéale pour les jeunes gens désireux de s'offrir le frisson du grand Est. Que cela soit pour boire des litres de bière pour quelques euros, acheter de la memorabilia soviétique ou encore tirer à la kalachnikov dans des terrains vagues, la capitale lituanienne faisait office de candidate idéale.

Désormais, le prix de la pinte tout comme la surabondance de cafés où des baristas préparent des flat white au lait d'avoine ont tendance à dissuader les fêtards débarqués par des vols low cost. De toute façon, la ville préfère désormais accueillir un tout autre type de visiteurs. Comme par exemple ces Scandinaves qui travaillent dans la technologie financière et dégustent des pornstar martinis à la terrasse d'un bar branché du centre-ville.

À l'entrée de l'un des bâtiments du Tech Park, un endroit qui concentre une grande partie des entreprises du secteur numérique de la ville et héberge notamment les bureaux de Google Baltics, une lettre reproduite sur un panneau accueille les visiteurs. Il y a 700 ans, le grand-duc de Lituanie Gediminas fondait Vilnius et envoyait cette même missive aux quatre coins de l'Europe en invitant commerçants, guérisseurs, chevaliers, charpentiers et artisans de bonne volonté à le rejoindre pour faire prospérer sa nouvelle ville.

Titre

En échange de quoi ceux-ci bénéficieraient de sa protection et de certains privilèges. Sept siècles plus tard, la donne n'a pas tellement changé. La Lituanie est bien déterminée à attirer des talents étrangers dans sa grande aventure technologique.

Go Vilnius s'est même offert une campagne publicitaire retentissante en affichant un peu partout aux alentours de la gare londonienne de King's Cross le message suivant: “Tu t'es fait virer par Meta ou Twitter? Viens à Vilnius. ” Une autre campagne de séduction proclamait avec autodérision le gimmick suivant: “Vilnius, le point G de l'Europe. Personne ne sait où c'est, mais quand tu l'as trouvé, c'est incroyable. ” Il est vrai que la capitale lituanienne a quelques arguments à faire valoir: c'est l'une des villes les plus vertes d'Europe et elle est entourée de forêts et de lacs. Son centre historique, l'un des mieux conservés d'Europe du Nord, est inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco. Sur ses places et dans ses ruelles, règne une certaine douceur de vivre.

On prétend même que les Lituaniens seraient “les Italiens des pays baltes”. Pour ne rien gâcher, l'environnement est devenu de plus en plus cosmopolite ces dernières années et l'offre culturelle s'est considérablement enrichie.

En somme, la ville a le vent en poupe et les licornes commencent timidement à attirer des talents étrangers.

Mais ce volontarisme est-il bien suffisant pour convaincre les digital nomads du monde entier? Pas certain, selon Linas, qui travaille au Tech Park: “On ne deviendra pas Lisbonne du jour au lendemain. L'hiver, il fait gris, et pendant trois mois, on ne voit pas le soleil. Et puis, on ne peut pas surfer. ”

Sauf sur Internet.

TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AJ

PAR ARTHUR JEANNE, À VILNIUS ILLUSTRATIONS: JAMES CLAPHAM POUR TURFU

TURFU

10 bonnes questions pour la ville de demain

Où vivra-t-on en 2050 ? Au milieu de l'eau, dans l'espace, dans un parking ou même à l'intérieur d'un donut? Pourra-t-on survoler nos villes en taxi volant ou les transports en commun seront-ils gratuits? Entre utopies réalistes, délires futuristes et pistes de réflexion plus terre à terre, voici à quoi pourraient ressembler les villes du futur.

PAR JULIEN DUEZ ET THIBAULT LE BESNE

1 Peut-on rêver de vivre dans un donut sans s'appeler Homer Simpson?

Une délicieuse pâte à beignets taillée en rond, frite dans l'huile et glacée au sucre, cela évoque davantage une grosse gourmandise qu'un projet de vie. Et pourtant, dans son ouvrage La Théorie du donut, l'économiste britannique Kate Raworth a utilisé l'exemple de la pâtisserie préférée d'Homer Simpson pour élaborer une théorie qui pourrait bien transformer la vision globale des villes dans le futur. Résumée grossièrement, celle-ci consiste à combiner les besoins de base d'un être humain définis par les Nations unies, tels que l'alimentation, le logement ou la paix, et à les combiner avec ceux de la planète, plutôt que de se focaliser sur la croissance. Utopique?

Pas forcément, puisque après la pandémie de Covid-19, la ville d'Amsterdam a annoncé avoir fait appel à Kate Raworth pour appliquer la théorie du donut à travers la construction d'un nouvel écoquartier baptisé Strandeiland afin de lutter contre la crise du logement qui frappe la capitale néerlandaise. Cette île située sur le lac de l'IJssel comptera 8 000 habitations (dont 40% de logements sociaux) et utilisera des matériaux durables dans le but avoué d'émettre le moins de CO2 possible. Rendez- vous en 2050, année lors de laquelle Amsterdam espère atteindre une économie 100% circulaire. Comme un donut, en somme.

2 Se déplacera-t-on en taxi volant?

Comment éviter les embouteillages sur la route et dans le métro pendant les Jeux olympiques l'année prochaine? En circulant dans le ciel pardi! Si l'on en croit les promesses des fabricants de taxis volants, leurs engins qu'on croyait réservés aux films de science- fiction seront au rendez-vous de l'événement cher à Pierre de Coubertin.

Le récent Salon international de l'aéronautique et de l'espace du Bourget l'a confirmé en mettant à l'honneur les eVTOL, l'acronyme anglais “d'aéronef électrique à décollage et atterrissage verticaux”. La start-up allemande Volocopter y a même testé son nouveau joujou: le VoloCity. Un engin à mi-chemin entre le drone et l'hélicoptère qui devrait bientôt assurer la liaison entre l'aéroport Paris-CDG et un “vertiport” sur la Seine, quai d'Austerlitz. Capable de transporter un pilote et un passager à 110 km/h, l'engin devrait mettre à peine quinze minutes à relier le centre de la capitale depuis Roissy. Le plaisir de toiser les automobilistes coincés dans les bouchons aura tout de même un coût: environ 120 euros.

3 Faudra-t-il consommer plus de coquilles Saint-Jacques pour avoir moins chaud?

Avec des étés de plus en plus chauds, le béton des villes apparaît plus que jamais comme l'ennemi public numéro un pour la planète et les personnes sensibles aux grosses chaleurs. Ainsi, la question de créer des îlots de fraîcheur devient primordiale. En plus de planter des arbres à foison, une autre solution pourrait venir d'un coquillage jusque- là surtout connu pour ses vertus culinaires: la coquille Saint-Jacques. C'est en 2015 que des élèves de l'École supérieure d'ingénieurs des travaux de la construction, basée à Caen, ont imaginé un dallage contenant une base de coquilles Saint-Jacques concassées. Arrosées quelques secondes toutes les dix minutes pendant les périodes les plus chaudes, ces dalles pas comme les autres rafraîchissent instantanément l'air ambiant. Testée à Nice sur un tronçon de 550 mètres carrés autour d'une station de tram, l'expérience s'est révélée être un succès. Mais elle a aussi un coût: 254 000 euros. Soit l'équivalent d'environ 25 000 ventilateurs de poche vendus dans un magasin de souvenirs (piles non incluses).

4 La ville dans l'espace restera-t-elle un fantasme d'architectes qui ont la tête dans les nuages?

Il n'y a pas que les milliardaires qui songent à coloniser l'univers.

Au cas où la planète Terre deviendrait insuffisante ou invivable, plusieurs architectes ont griffonné des projets de villes spatiales. En 2011, Pierre Marx et Olivier Boisard, deux Français, reçoivent le prix Architecture, technologie et design de l'espace décerné par la Fondation Jacques-Rougerie, pour leur projet Apogeios, un mot grec qui signifie “loin de la Terre”. Leur cité spatiale ressemble à une île qui gravite en orbite autour de la planète bleue.

Avec l'apesanteur, l'un des enjeux majeurs de la vie dans l'espace est de reconstituer l'attraction terrestre à l'aide de la force centrifuge.

Ce qui explique la forme cylindrique du projet de Marx et Boisard.

Pour que leur commune en orbite voie le jour, les deux architectes estiment avoir besoin de 30 à 40 ans ainsi que de 2 000 milliards de dollars. Une paille.

5 Pourra-t-on garer son appart dans un parking?

Et si les parkings urbains faisaient leur mue et devenaient des logements? Face à la pression foncière, la solution séduit les promoteurs immobiliers, d'autant que techniquement, d'après les architectes, la réhabilitation des parkings en logements est simple à réaliser. Dès 2018, l'exposition “Immeuble pour automobiles” du Pavillon de l'Arsenal, sous la direction de Data Architectes, postulait qu'il était possible de “re-programmer avec de nouveaux usages” 135 parkings parisiens pour leur offrir une nouvelle vie.

Et d'économiser ainsi 120 000 tonnes de CO2.

Séduisant. Depuis, plusieurs projets ont ainsi vu le jour aussi bien à Bordeaux qu'à Charleroi, Boston et Paris. Fin 2021, la mairie de la capitale inaugurait par exemple 149 logements pour une surface de 10 400 mètres carrés en lieu et place d'un immense garage face au parc de La Villette. En réalité, convertir des parkings en logements, c'est l'un des dadas d'Anne Hidalgo et de son équipe municipale.

Plus question de démolir, à Paris, on transforme! martèle son adjoint chargé de l'urbanisme, Emmanuel Grégoire. Du fait de la diminution de la place de la voiture dans la capitale, plusieurs espaces de stationnement sont devenus obsolètes en tant que tels, mais leur réemploi ouvre de sacrées perspectives. Reste une question: faudra- t-il s'acquitter de son loyer au parcmètre?

6 Avec son projet The Line, l'Arabie saoudite prêche-t-elle dans le désert?

Par son projet Vision 2030, le prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed Ben Salmane entend bien mettre en place un processus d'indépendance progressive de son pays vis- à-vis des énergies fossiles. La pièce maîtresse du dossier s'appelle Neom, un projet architectural faramineux qui consiste notamment à faire sortir de terre une ville qui ne produirait aucune émission de CO2. Baptisée The Line, un nom pas très compliqué à trouver puisqu'il désigne tout simplement le plan architectural, qui se résume à une ligne droite de 170 kilomètres de long pour 200 mètres de large. Située au bord de la mer Rouge, The Line serait constituée de deux bâtiments de 500 mètres de haut chacun, se faisant face au bord de la mer Rouge. Un exercice de funambulisme qui offrirait “une expérience de vie urbaine sans précédent tout en préservant la nature environnante” et proposerait “une nouvelle définition du concept de développement urbain et du visage des villes du futur”. Mais le conditionnel est de rigueur, car après l'annonce du projet en 2021 et un budget estimé entre 100 et 200 milliards de dollars, seuls quelques travaux d'excavation ont débuté il y a quelques mois. Reste à savoir s'ils seront terminés un jour ou si le projet Vision 2030 devra entre-temps changer de nom.

7 Comment assurer une ventilation sans ventilo?

En plus d'être architecte, Diébédo Francis Kéré est le fils aîné du chef du village burkinabé de Gando, situé dans un coin du Sahel où le soleil assomme. Pour son projet de fin d'études, il choisit d'ériger une école dans son village natal.

Ainsi, l'architecte formé à Berlin choisit d'élever des blocs de terre, un matériau qui stocke moins la chaleur que le ciment utilisé pour construire les autres écoles du Burkina Faso. Autre astuce: il demande à surélever et faire déborder le toit afin que les murs ne soient pas exposés au soleil et que la circulation de l'air ventile naturellement le bâtiment.

Ce premier projet marque les bases du style Kéré. Un homme qui privilégie les matériaux locaux et durables tels que l'argile, le granit et la pierre de latérite rouge, et fait dans le biomimétisme. Pour concevoir ses bâtiments, l'archi s'inspire de la nature, notamment de la forme des manguiers et des termitières.

Cette attention portée à la durabilité et au confort climatique ainsi que son approche collaborative de l'architecture ont été récompensées en 2022. Cette année- là, Diébédo Francis Kéré est devenu le premier Africain à remporter le prestigieux prix Pritzker.

8 Aura-t-on toujours besoin d'un abonnement aux transports en commun?

En mars 2020, le Grand-Duché de Luxembourg est devenu le tout premier pays à décréter la gratuité des transports en commun sur l'ensemble de son territoire. Hormis si vous choisissez de voyager en première classe, il vous est donc désormais possible de visiter Luxembourg-Ville, Diekirch ou Esch- sur- Alzette pour pas un sou et, si vous êtes résident(e) grand-ducal(e), d'économiser un sacré budget annuel sur vos allers- retours entre votre domicile et votre travail. Mais une telle mesure peut- elle avoir un caractère universel?

Pas sûr. Ainsi, en France, seules quatre agglomérations de plus de 100 000 habitants offrent la gratuité de leurs transports publics: Dunkerque, Niort, Aubagne et Calais. Ailleurs, comme à Paris, Lyon ou Marseille, on justifie l'empêchement d'une telle mesure par l'importance de la billetterie dans le budget annuel des compagnies de transports en commun.

En Île- de-France, elle atteint par exemple 33%, tandis qu'au Luxembourg, elle n'est que de 8% et représente donc un coût dérisoire dont il est possible de se passer. Reste que la gratuité peut avoir un effet incitatif en phase avec une démarche écologique, à condition de ne pas être trop accro à sa voiture, et surtout… que le réseau des transports soit à la fois suffisamment développé et efficace.

Ainsi, si 83% des Français se disent favorables à des transports en commun gratuits, 67% préfèrent payer pour un réseau plus développé. Dont acte.

9 Les smart cities sont-elles si malines que ça?

Vous avez entendu parler des smart cities, ces villes intelligentes pensées pour améliorer la qualité de vie des citadins? Plus connectées, mieux pilotées, elles devaient rendre la ville plus adaptative et ses services plus efficaces grâce aux nouvelles technologies. Il y a peu, le concept était encore considéré comme la panacée en matière de fabrique urbaine. Le buzzword était partout.

Et puis, les premières critiques ont émergé: son hyperconnectivité pourrait favoriser la surveillance de masse et le contrôle des habitants. L'amélioration de ses services se ferait au prix d'une certaine déshumanisation. Aujourd'hui, le modèle de ville optimisée par des algorithmes inquiète, à tel point que la smart city n'a plus le vent en poupe et que certains militent pour de nouveaux modèles tels que la slow city ou la low-tech city.

Le concepteur de cette dernière idée, l'ingénieur Philippe Bihouix, écrit d'ailleurs: “La vraie ville smart, c'est celle qui repose avant tout sur l'intelligence de ses habitants. ” Imparable.

10 L'évolution du prix Pritzker va-t-elle dans le sens de l'histoire?

“Nous savons qu'en tant qu'architectes, nous pouvons jouer un rôle plus important et plus engagé dans la création d'un monde non seulement plus beau, mais aussi plus juste et plus durable. ” C'est par ces mots que le Britannique David Chipperfield, dernier récipiendaire du prix Pritzker, a réagi après avoir remporté ce que d'aucuns considèrent comme l'équivalent du prix Nobel dans le domaine de l'architecture. Créé en 1979 à Chicago par la famille du même nom, ce Saint- Graal de l'équerre et du compas est venu, à travers les décennies, récompenser des réponses à des problématiques architecturales précises. Voilà pourquoi des architectes comme Kevin Roche ou Oscar Niemeyer l'ont remporté dans les années 1980 pour des œuvres grandiloquentes, mais qui correspondaient aux besoins de leur époque. Depuis quelques années, les problématiques modernes tournent davantage autour de la construction écologique et pérenne plutôt que sur l'établissement d'un nouveau mode d'habitation. C'est ainsi que, parmi les derniers lauréats, on retrouve Anne Lacaton et Jean- Philippe Vassal, célèbres pour transformer des constructions déjà existantes, Diébédo Francis Kéré (voir plus haut), spécialiste de l'architecture écologiste, et donc David Chipperfield, dont le jury a salué des constructions qui “ne sont jamais autocentrées, ne cherchent en aucun cas l'art pour l'art, mais poursuivent au contraire les buts les plus élevés au service du bien public”. Parce que après tout, chacun a droit de profiter du fruit des plus grands esprits de notre temps.

PAR JULIEN DUEZ ET THIBAULT LE BESNE

TURFU

TAILLE MANNEQUIN

Depuis son atelier de la Drôme, Audrey-Laure Bergenthal bouscule le marché du textile. La fondatrice d'Euveka a décliné Harvard et une brillante carrière d'avocate pour un BTS de stylisme. Sans filet, mais avec l'ambition de déshabiller la mode de ses tares grâce à son mannequin robotisé capable de s'ajuster aux diverses morphologies féminines.

PAR ANA BOYRIE / PHOTOS : EMMA BURLET POUR TURFU

Il y a des jours avec, des jours sans. Audrey-Laure Bergenthal sait parfaitement les distinguer depuis qu'elle s'est lancée dans l'entrepreneuriat. Trouver des financements dans l'industrie serait visiblement l'un de ses cauchemars récurrents. “ J'en ai perdu ma voix de stress”, rit-elle un peu à bout. La cheffe d'entreprise s'en souvient comme si c'était hier: début 2020, sa start- up, Euveka, est à deux doigts de déposer le bilan -malgré deux levées de fonds réussies en 2015 et 2017. À l'époque, sa boîte connaît un gros coup d'arrêt dû à sa capitalisation trop fragile.

Mais grâce à son ambition de créer la prochaine licorne du secteur et sa promesse alléchante de révolutionner l'industrie textile en adaptant les vêtements à la morphologie des utilisatrices, Anne- Laure convainc des chefs d'entreprise et un fonds d'investissement de sauver la start- up.

L'histoire d'Euveka débute en 2011 à Valence, où l'entreprise se lance avec pour ambition de développer un mannequin de tailleur robotisé, capable de s'ajuster à 80% des morphologies féminines. Après huit années de R&D et d'expertise biomimétique sur l'anatomie et l'évolution du corps humain, Euveka crée le premier mannequin-robot évolutif et connecté pour être plus près des attentes des clients. Une révolution dans la fashion tech. Elle explique: “On a capturé les données morphologiques des vêtements et des consommateurs, mais on a surtout mis au point un algorithme d'évolution du corps humain pour piloter le robot et analyser la donnée, qui n'existait même pas dans le médical. Aujourd'hui, ce robot peut en quelques secondes et sans bruit passer d'une taille 36 à une taille 46.”

De larges épaules, une taille étroite, une poitrine absente, un fessier bombé… les possibilités sont infinies. De quoi séduire la maison Mugler, qui a habillé l'unique Queen B pour sa nouvelle tournée, à l'aide du mannequin robotisé. “Beyoncé est considérée comme une cliente 'pas habillable' de la mode standard, déplore Audrey. C'est dire les progrès qu'on a à faire… Aujourd'hui, les vêtements sont faits comme si après le 40, la femme gardait une taille étroite et sans ventre. Non!”

“En dix minutes, j'ai eu l'idée”

Aujourd'hui âgée de 40 ans, c'est à l'aube de sa vingtaine qu'Audrey-Laure imagine pour la première fois ce robot.

Une trouvaille qu'elle doit à deux muses: sa sœur -mannequin pour la haute couture- et sa mère, un sosie de Catherine Deneuve, confie-t-elle non sans fierté. Au point d'en signer des autographes en Chine. “Je me suis retrouvée un jour à taper dans le dos d'une femme pensant que c'était ma mère. C'était Catherine Deneuve, la vraie cette fois. ” Grandes et minces, mère et sœur peinent à trouver des fringues ajustées. Et elles ne sont pas les seules: “J'entendais pléthore de femmes qui n'arrivaient pas à s'habiller. La mode qui n'arrive pas à habiller les gens, c'est tout de même un comble. ” Ignorant la façon dont sont faits les vêtements, elle part enquêter, persuadée que tout était robotisé. La surprise est de taille lorsqu'elle découvre un homme avec pour seuls compagnons une machine à coudre et un malheureux mannequin de bois. Eurêka! “En dix minutes, j'ai eu l'idée, dit-elle avec excitation. Je me suis dit: fastoche, il suffit de robotiser le mannequin afin qu'il puisse changer de corps, reproduire toutes les morphologies. Résultat: tu rends la mode plus inclusive, le prêt-à-porter aussi vertueux que le sur-mesure, mais à une échelle industrielle. ” Apprenant avec étonnement que l'armée américaine s'était penchée sur un projet similaire en pleine Seconde Guerre mondiale, il n'en faut pas plus pour la convaincre. “Quand l'armée cherche à faire quelque chose, c'est souvent un très bon signal technologique et commercial. ”

C'est décidé, elle se lance.

Au revoir Harvard

Seul hic, la jeune femme n'a alors aucun diplôme, aucune expérience, que ce soit dans le monde de la tech ou de la mode.

Bien que les deux la passionnent. Petite, elle ne rêve que d'une chose: être Géo Trouvetou -célèbre personnage de l'univers des canards Disney, mais surtout inventeur prolifique. Admirant son père -réfugié transylvanien né dans les années 1930, fuyant le régime de Ceausescu, arrivé sans le sou en France en 1968 et devenu entrepreneur à succès d'une entreprise textile-, elle ne peut s'empêcher de lui avouer: “ Je veux ta vie, papa, je veux faire la même chose. ” Ce à quoi il rétorque:

“Non, ce n'est pas pour les filles, mais tu peux toujours être l'épouse d'un homme comme ça. ” De quoi frustrer la petite Audrey. “ J'ai donc décidé que j'allais être aux côtés des garçons qui inventent”, se rappelle-t- elle. Autrement dit, avocate en propriété intellectuelle. Les doigts dans le nez: à 23 ans, l'élève parfaite obtient un stage dans un grand cabinet de l'avenue Montaigne et est admise à Harvard pour y faire un troisième cycle. Mais cette vie toute tracée, aussi lisse qu'une piste de vélodrome, semble incomplète.

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Que peut- il lui manquer? Le “vertige de l'inconnu”, reconnaît aujourd'hui l'entrepreneure. L'idée d'un mannequin robotisé est l'occasion rêvée. Au revoir Harvard, ciao le diplôme d'avocate, bonjour le BTS de stylisme-modélisme. Pendant deux ans, Audrey- Laure s'immerge: elle apprend les rouages du métier, puis travaille pour les marques les plus variées afin de développer une vision large du marché. “ J'étais à la fois hyperanimée, mais aussi effrayée, se remémore-t- elle. Car jamais je n'aurais imaginé tomber dans un secteur aussi misogyne.

Heureusement, sinon je n'y serais peut-être pas allée… ”

Le mannequin rêvé des “petites mains”

Lorsqu'on découvre le robot Euveka pour la première fois, on s'interroge très vite: pourquoi le mannequin en bois n'a- t-il jamais évolué? “ Je ne crois pas avoir LA réponse, mais ça fait quinze ans que j'accumule les hypothèses”, reconnaît- elle, avant d'en retenir trois: premièrement, les ouvrières qui ont déjà eu l'idée de ce mannequin robotisé -celles que l'on a longtemps appelées “petites mains”- sont fréquemment sous- diplômées et n'osent rien revendiquer auprès de leur direction. Deuxièmement, la mode et le retail ne sont pas vus comme rentables, sérieux ou organisés par le monde de la finance, composé à 90% d'hommes. “Et encore, dans les directions, on est plus sur du 98 ou 99%, s'emporte-t- elle.

Résultat: quand tu arrives en disant: ' Hey, j'ai un projet de mannequin robotisé qui va rendre la mode plus inclusive', tu te prends un 'c'est mignon une poupée évolutive, mais qu'est- ce qu'on va en faire?' Tout est dit, non? Pas encore, selon elle. “Troisième chose, et pas des moindres: on a complètement tué le textile en Europe. Or, quand t'as plus sous les yeux ton outil industriel, tu ne sais pas de quoi il a besoin. ” Quoi qu'il en soit, le carnet de commandes d'Euveka donne désormais raison à Audrey- Laure: il y avait bien ce que l'on appelle un besoin.

La preuve: son mannequin-robot intelligent et évolutif piloté par un logiciel de data management a séduit plusieurs grandes marques comme Chanel, Nike, Adidas ou encore Etam, devenues clientes chez Euveka ces dernières années.

“J'entendais pléthore de femmes qui n'arrivaient pas à s'habiller. La mode qui n'arrive pas à habiller les gens, c'est tout de même un comble” Audrey-Laure Bergenthal, fondatrice d'Euveka

Prêt-à-jeter

Au-delà de rendre la mode plus inclusive, ce mannequin intelligent va surtout permettre à l'industrie textile de réduire les retours, voire d'en finir avec la destruction de millions d'invendus. Un gaspillage de 10 000 à 20 000 produits en France fabriqués par l'une des industries les plus polluantes. Avec 130 milliards de vêtements consommés par an dans le monde, l'empreinte carbone de ce secteur est estimée à 1,2 milliard de tonnes de CO2, soit environ 2% des émissions de gaz à effet de serre mondiales. “Mais ma prise de conscience fut d'abord humaine, affirme- t-elle. Il y a quinze ans, lorsque je me suis retrouvée dans ma première usine en Chine, juste après ma formation, j'ai pleuré. J'ai pu voir des femmes enceintes assises sur un tabouret à trois pieds pour qu'elles restent concentrées, derrière des machines, à produire des milliards de vêtements.

Une vieille dame dans un ascenseur en train de couper les petits fils et qui, en même temps, appuyait sur le monte-charge avec une micro-ampoule… J'avais envie de vomir. J'ai pensé: 'C'est ça un vêtement qui ne coûte pas cher?!' J'ai compris qu'on avait désindustrialisé la France et l'Europe pour industrialiser des pays où finalement, les droits humains n'étaient pas respectés. ”

Tandis que Shein réalise 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2022 et que la foule se presse à l'ouverture d'une boutique éphémère à Paris, le made in China est banni de la maison Bergenthal. “À ce niveau, je suis complètement d'accord avec le président de la Fédération française du prêt-à-porter: il faut l'interdire en Europe. ”

“L'industrie textile, c'est une grande famille, pas seulement des boutiques”

Si Audrey reconnaît qu'une prise de conscience générale est en cours, l'offre n'est malheureusement pas suffisante. “Selon moi, tous les consommateurs sont prêts aujourd'hui à payer un peu plus cher pour un produit local et durable.

Seulement, les marques n'arrivent pas à se transformer ni à rapatrier. ”

À l'heure où la réindustrialisation de la France est au cœur des débats -en mai dernier, Emmanuel Macron détaillait sa stratégie pour réindustrialiser la France d'ici 2030 dans une longue allocution au palais de l'Élysée-, Audrey- Laure a un avis bien tranché sur la question. “Tu ne peux pas frapper la fast-fashion en disant 'on va taxer tes retours et tes invendus' sans lui donner les moyens de pivoter. La fast-fashion a créé énormément d'emplois, a apporté de la richesse, a gommé les différences sociales… Alors oui, aujourd'hui, elle pollue. Le bénéfice n'est plus assez fort comparé aux méfaits. Mais si tu ne veux pas que des Pimkie, des Camaïeu ou des Kookaï meurent, aide- les! Sinon, tu crées du chômage, tu lâches des fournisseurs… L'industrie textile, c'est une grande famille, pas seulement des boutiques. ” En janvier dernier, lors d'un déjeuner, l'entrepreneure -également porte- parole de Start Industrie, l'alliance des start- up industrielles françaises- a tenté d'alerter Bruno Le Maire sur la nécessité de faire renaître des usines textiles. Depuis la Drôme où elle a développé des réseaux de fournisseurs, elle ambitionne de participer à la renaissance de tout un secteur en permettant à l'industrie de mieux produire. Sa pépite a été récompensée en avril dernier du prix Tech for Future 2023. Elle planche déjà pour fin 2024 sur une variante masculine de son mannequin-robot et sur un pied robotisé pour que chacun trouve enfin chaussure à son pied. Et si les cauchemars étaient terminés?

TOUSPROPOS RECUEILLIS PAR AB

PAR ANA BOYRIE / PHOTOS : EMMA BURLET POUR TURFU

TURFU

Moi, moche et fascinant

Depuis plusieurs années, le rat-taupe nu est le chouchou des labos. Sa longévité hors du commun et ses capacités extraordinaires fascinent les chercheurs en biologie et en médecine du monde entier. Rencontre avec un animal qui pourrait vous réconcilier avec les rongeurs. Voire même, un jour, vous sauver la vie?

PAR CHLOÉ TRIDERA / ILLUSTRATION: MAXIME LACOMBE POUR TURFU

Mai 2002, laboratoire de l'université du Cap, en Afrique du Sud, Jennifer Jarvis et son élève américaine Rochelle Buffenstein font un constat étonnant: un petit rat à la peau rose et translucide et aux deux incisives saillantes, arrivé ici en 1974 depuis Mtito Andei, au Kenya, est toujours en pleine forme. Comment se fait- il que cette bestiole de 26 grammes soit encore en vie près de 30 ans après son arrivée? Jennifer Jarvis n'est pas la seule à se poser des questions.

En réalité, depuis qu'ils s'intéressent au rat- taupe nu, ce minuscule mammifère totalement dégarni originaire de la Corne de l'Afrique, les scientifiques vont de surprise en surprise. C'est d'abord son mode de vie “eusocial”, à la manière des abeilles, c'est-à-dire en colonie dirigée par une reine, qui interpelle.

Puis son métabolisme assez unique interroge: comment un si petit corps évoluant dans des galeries souterraines est-il capable de vivre jusqu'à 37 ans en captivité (17 dans la nature) sans attraper de cancer ou d'autre maladie grave? Une forme olympique qu'il tient jusqu'à l'équivalent de 600 ans pour un humain, quand “une souris de la même corpulence peut vivre environ deux ans”, compare Mélanie Viltard.

Cette scientifique, chargée de projet de recherche à la Fondation pour la recherche en physiologie, a appris l'existence de cette “petite bête absolument horrible” en 2011. À la même époque, une équipe internationale de scientifiques, composée notamment de Rochelle Buffenstein, parvenait à séquencer l'intégralité du génome du rat-taupe nu, dont 93% est commun à l'être humain.

Mettre à nu le mystère

À partir de là, c'est la course: tout le monde veut percer les mystères du rat-taupe nu.

Pour bien mesurer à quel point l'animal excite les chercheurs, il suffit d'aller jeter un coup d'œil à la quantité d'articles scientifiques publiés sur le sujet: moins d'une dizaine par an jusqu'au début des années 2000, à près de 80 en 2021.

“Petit à petit, on s'est rendu compte de ses propriétés extraordinaires”, admet Mélanie Viltard. Il y a ce papier dans Nature en 2013, où Vera Gorbunova et Andrei Seluanov, chercheurs à l'université de Rochester, dans l'État de New York, résolvent un bout de l'énigme.

“Ses cellules produisent un acide hyaluronique de haut poids moléculaire, cinq fois plus important que chez l'être humain. Ce qui fait qu'il a une peau hyper-élastique qui lui permet de se faufiler dans les galeries sans se blesser. Et cerise sur le gâteau: cette sécrétion d'acide hyaluronique lui confère des propriétés anticancéreuses, car il empêche notamment les cellules tumorales de se disséminer”, vulgarise Mélanie Viltard.

L'animal peut se reproduire toute sa vie, est insensible à la douleur ou à l'acide et reste jeune “dans la mesure où la composition corporelle, la densité minérale osseuse, le métabolisme de base et l'absorption intestinale demeurent intacts pendant plus des trois quarts de [son] impressionnante espérance de vie”, expliquait la professeure Rochelle Buffenstein dans le Monde en 2012. Et puis, il y a les publications qui ajoutent à la fascination. Comme “ce papier complètement fou sur l'hypoxie”, s'enthousiasme Romain Fontaine, enseignant-chercheur en biologie cutanée à l'université Paris Cité, à l'Institut Cochin, à l'Inserm et au CNRS.

En 2018, un article publié dans Science dévoile que l'animal peut tenir 18 minutes sans oxygène, cette privation n'entraînant pas chez lui de lésions cérébrales ou cardiaques. “En fait, il passe sur le même métabolisme que les plantes et n'utilise plus de glucose, mais du fructose. Il peut survivre avec un taux d'oxygène de 5% pendant plusieurs semaines”, précise Romain Fontaine.

“Il a les mécanismes pour survivre à l'AVC, renchérit Mélanie Viltard. Mais pour l'instant, ça nous échappe. ”

Quand la scientifique commence à se pencher sur le rat-taupe nu il y a plus de dix ans, ce “modèle d'étude unique” est déjà répandu aux États-Unis, mais il demeure introuvable en France. À cette époque, elle travaille dans un laboratoire privé qui réalise des recherches sur le vieillissement. Historiquement, les études sur le sujet sont réalisées avec des souris ou éventuellement des rats, voire parfois des espèces plus exotiques comme la drosophile ou le nématode. Or, le rat-taupe nu pourrait permettre de faire des pas de géant pour la recherche. “C'est une espèce qui a trouvé naturellement les clés pour résoudre le problème du vieillissement, explique Mélanie Viltard. C'est énorme!” Il s'agit donc de partir à sa recherche.

Sa quête la mène jusqu'à l'une des pionnières sur la question, de l'autre côté de l'Atlantique, à San Antonio: Rochelle Buffenstein. Mélanie Viltard visite son laboratoire texan et récupère des cellules du derme de rat-taupe nu, des fibroblastes, qu'elle rapporte dans l'Hexagone. Mais ça ne suffit pas, vu l'engouement des chercheurs. “On s'est dit qu'il fallait des animaux en France”, raconte la scientifique. Sa quête continue. En naviguant dans le “petit monde” de la recherche sur le rat-taupe nu, elle croise la route d'un certain Chris Faulkes, un zoologiste anglais “extraordinaire”, parmi les premiers à s'être intéressés à cet animal. Il le connaît “sur le bout des doigts”. Bingo: “Un jour, il nous dit: 'Jennifer Jarvis va prendre sa retraite et cherche quelqu'un pour reprendre sa colonie. ' Ni une ni deux, ils parviennent à récupérer une petite centaine d'animaux, parmi les 5 000 que possède la Sud-Africaine.

“Minuscule diva” et “vieux pénis fripé”

Depuis, la Fondation pour la recherche en physiologie met à la disposition des chercheurs 350 animaux.

Dans le laboratoire français, les petits rongeurs sont chouchoutés, soigneusement placés dans des ménageries en Plexiglas agrémentées de labyrinthes de tuyaux.

“Il faut qu'ils soient dans des conditions optimales. Et pour le rat-taupe nu, c'est pas si évident que ça, déroule Mélanie Viltard. Il est poïkilotherme, c'est-à-dire qu'il ne régule pas sa température et s'adapte à son environnement.

Donc il faut maintenir une température entre 28 et 32°C et un taux d'hydrométrie de 70% parce qu'il ne boit pas. ”

Il est aussi végétarien, raffole des patates douces et fait beaucoup de sport. Ce qui représente “plusieurs milliers d'euros par an”, ajoute Romain Fontaine. Une sorte de minuscule diva, mais qui ressemble à un “vieux pénis fripé”, selon le Dr Fréderic Saldmann, directeur scientifique de la Fondation pour la recherche en physiologie au micro de TF1 en 2018. En plus de ça, l'animalerie doit composer avec les dramas à la Game of Thrones au sein des colonies, où la reine dirige les troupes en étant la seule à se reproduire.

“On ne sait pas trop comment elle fait, glisse Mélanie Viltard.

On avait supposé que c'était lié à des phéromones. Le dernier truc en date, c'est qu'elle est tellement agressive qu'elle empêche toutes les autres de se reproduire. ” En 2016, l'équipe de la fondation reçoit une colonie de 30 animaux où la reine ne s'était pas reproduite depuis 2012. “C'était assez anormal. Donc comme on ne voulait pas tuer la reine, on a séparé la colonie en trois petites, se souvient Mélanie Viltard. Deux sans reine et une avec la reine initiale. Dans l'une, ça s'est fait très naturellement. Et puis dans une autre… Une femelle en a tué au moins trois ou quatre pour devenir reine, et une fois qu'elle l'est devenue, elle a fait une portée et s'est fait tuer. Une autre a pris le pouvoir, elle s'est fait tuer à son tour et une autre a pris sa place. Et comme il n'y avait plus que des petits… ”

Romain Fontaine fait partie des chercheurs français qui ont pu étudier le rat-taupe nu grâce à ces colonies importées en France pour contribuer à percer une partie du mystère de la jeunesse éternelle de l'animal. En 2018, le directeur de son laboratoire lui propose de collaborer avec Mélanie Viltard et de lancer des recherches.

Il se rend compte, en épluchant les publications, qu'aucune étude ne s'est attardée en profondeur sur la peau. En prélevant des échantillons de celles d'un rat- taupe nu jeune et d'un plus vieux, ils se rendent compte que la peau du vieux est plus épaisse que celle du jeune. “Complètement l'inverse de tout ce qui a été démontré chez l'homme ou la souris, constate Romain Fontaine. Là, elle est de la même taille, si ce n'est plus épaisse, douze ans après!” Mais pourquoi? Les chercheurs s'attèlent donc à analyser les cellules souches de l'épiderme, pour voir “comment sont régulés les gènes chez lui”, poursuit le chercheur. Normalement, au cours du vieillissement chez l'être humain, les cellules souches qui permettent à l'épiderme de se renouveler s'épuisent avec l'âge. “Eh bien lui, quand il vieillit, ses cellules souches fonctionnent exactement pareil. Aucun gène ne se dérégule avec l'âge”, révèle encore Romain Fontaine. En fouillant davantage parmi les “sept gènes exprimés dans les cellules souches de la peau” du rat-taupe nu, ils découvrent qu'un en particulier, censé diminuer en vieillissant, augmente trois fois: l'IGFBP3. “Notre hypothèse, c'est qu'il permet aux cellules souches de se maintenir, poursuit le scientifique.

“Quand il vieillit, ses cellules souches fonctionnent exactement pareil. Aucun gène ne se dérégule avec l'âge” Romain Fontaine, enseignant-chercheur en biologie cutanée

Et surtout, la cicatrisation liée au prélèvement des bouts de peau pour l'étude a été exactement la même sur les deux animaux. Une cicatrisation peut-être plus longue, mais parfaite. Qu'il ait 1 an ou 13 ans. ” Leurs résultats inédits ont été publiés dans la revue Aging. Ils préfigurent un espoir pour la cicatrisation chez l'être humain, véritable problème de santé publique. Alors, évidemment, ce petit rongeur suscite pas mal de fantasmes. Pourrait-il nous aider aussi à soigner certains cancers et la maladie d'Alzheimer?

Serait-il la clé de l'immortalité? Romain Fontaine a horreur des conclusions hâtives. L'étude qu'il a menée avec Mélanie Viltard présente certes des résultats prometteurs, comme toutes les autres, mais ce sont des “petites pierres à l'édifice. Potentiellement, dans plusieurs années, ça servira peut-être.

Mais la science, ça prend du temps, on ne peut rien prévoir.

Il ne faut donc pas mettre la charrue avant les bœufs et croire qu'on va bientôt tous bouffer des pilules d'IGFBP3 pour avoir une peau de bébé”.

TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR CT

PAR CHLOÉ TRIDERA / ILLUSTRATION: MAXIME LACOMBE POUR TURFU

TURFU

“UN BRAINSTORMING À L'ÉCHELLE DE LA PLANÈTE”

Corentin de Chatelperron est ingénieur et “explorateur de modes de vie” plus durables et respectueux de la planète. Depuis 2009, il parcourt le monde à la découverte d'innovations “low-tech”, ces technologies “sobres et résilientes”.

CHLOÉ TRIDERA

Vous avez sillonné la planète pendant six ans à bord d'un bateau, le Nomade des mers, à la découverte de ces innovations. Qu'en avez-vous retiré? Une des grandes révélations a été de comprendre l'importance de s'associer au vivant.

On a plein de ressources géniales!

En Malaisie, on a étudié les larves de mouches soldats noires pour recycler les déchets organiques.

Un élevage va rendre plusieurs services. Les larves mangent les déchets, enlèvent les pathogènes et dégradent la matière, ce qui crée un bon compost. Les nymphes servent pour nourrir des élevages de poissons, de poulets, de grillons…

Là-bas, les déchets organiques étaient soit enfouis soit incinérés. Les faire disparaître demandait de l'énergie.

Là, on se retrouve avec du bon engrais et une manière de lutter contre la surpêche dans le golfe du Bengale, puisqu'ils utilisaient du poisson pour nourrir les élevages. J'ai également constaté que les contraintes poussaient à l'ingéniosité. D'où la forte densité d'innovations low-tech dans des pays qui connaissent des difficultés en ce qui concerne l'accès à l'électricité ou à l'eau potable. Au Guatemala, par exemple, on a rencontré Ecofiltro, un fabricant de filtres en céramique qui débarrassent efficacement l'eau de ses déchets.

Vous poursuivez votre aventure et sortez d'une expérience au Mexique et en Basse-Californie. J'observe et je documente les low-tech depuis quinze ans. Au bout d'un moment, j'ai eu envie d'essayer concrètement des modes de vie qui intègrent ces découvertes. Devenir une sorte d'explorateur de modes de vie!

J'avais fait une première expérience sur un radeau en bambou pendant quatre mois avec une trentaine d'innovations low-tech en Thaïlande. Cette fois- ci, on a décidé, avec la designeuse Caroline Pultz, de mener une expérience: créer une biosphère en milieu aride. Ça s'est terminé il y a un mois. On aura tous les résultats à partir de fin septembre et on prépare un documentaire et une web-série sur ce sujet.

Vous avez lancé le Low-tech Lab en 2013 à Concarneau, où l'on retrouve un annuaire recensant plus de 150 innovations. Je voulais répandre ces innovations et que dès que quelqu'un inventait quelque chose d'intelligent quelque part dans le monde, ça puisse être copié et réutilisé par d'autres personnes intéressées. Ça a permis de fédérer des gens qui adhéraient à ces valeurs- là. On a pu les diffuser, à travers des documentaires, des livres ou des festivals. Désormais, il y a des cursus low-tech dans des écoles d'ingénieurs, la région Bretagne l'a ajoutée dans sa stratégie de développement, l'Ademe lance des appels à projets autour de ça, des grosses entreprises comme Decathlon ou la Fondation Schneider Electric réfléchissent à leur manière d'innover et de penser leur modèle économique…

Ça pourrait ressembler à quoi, un futur low-tech? À quelque chose de désirable. On a trop tendance à donner des données rationnelles quand on vend la low-tech, alors que nos sociétés marchent plus à l'envie.

J'ai plutôt l'impression qu'il faudrait la marketer en disant simplement: 'Votre vie sera meilleure. ' Après, on n'a pas d'idée précise du futur, on constate simplement qu'il faut faire mieux avec moins et repenser nos besoins. On expérimente, comme si on faisait un brainstorming à l'échelle de la planète. Ça nécessite aussi de questionner le futur qu'on a imaginé jusqu'à présent.

Voir: 4 mois sur ma biosphère, documentaire de Corentin de Chatelperron et Laurent Sardi (2020, Arte France).

CHLOÉ TRIDERA